Le roumain Cãlin Peter Netzer a marqué des points avec son précédent film, Mère et fils, une peinture peu ragoûtante du milieu bourgeois roumain, où la pourriture de la corruption post-soviétique est loin d’être asséchée, et continue d’infecter les relations humaines et sociales du pays. Un film fort par son traitement et par son sujet, dont l’absence de complaisance fut récompensée de l’Ours d’Or à Berlin.


Le cinéaste récidive avec son dernier opus, Ana mon amour, en restant dans le sillon du film qui ne recule devant quasi rien. La forme, originale, est à base de séquences chronologiques anti-linéaires, procédé assez galvaudé certes de nos jours, mais dont le petit plus différentiel est qu’on ne distingue pas vraiment ce qui est flash-back de ce qui est flash-forward. Chaque moment peut finalement être l’instant T dans l’histoire d’Ana (Diana Cavaliotti) et de Toma (Mircea Postelnicu), le début, tout comme le milieu, tout comme la fin qui en plus, n’est peut-être pas la fin. Un changement inopiné d’époque toujours plutôt bien amené par des raccords plus ou moins audacieux. L’histoire se déroule sur une petite dizaine d’années, et l’évolution capillaire du protagoniste, tout comme des détails tels que le look des téléphones sont les seuls indices qui permettent au spectateur de s’y retrouver…


Mais au-delà de la forme, le fond de l’histoire est également jusqu’au-boutiste. Très roumain en cela (car pas forcément pour les autres aspects), Ana mon amour est bavard. Mais par moments, quand les protagonistes ne bavardent plus, ils ne font vraiment pas semblant…On pense aux scènes de sexe bien sûr, mais à d’autres scènes également. On pourrait croire à de la provocation facile, mais les scènes explicites soulignent la force de ce qui se passe entre Ana et Toma.


Le film met en scène une histoire d’amour complexe, psychanalytique même, où la jeune femme est en proie à des profondes crises d’angoisse, et où son soupirant lui aussi doit gérer des insécurités intenses qui le poussent à vouloir prendre le contrôle d’Ana. Commençant par une scène qui les cueille au beau milieu d’une phrase faisant partie d’un échange philosophique sur Nietzsche, le film capte ces délicieux moments du début où l’on boit les paroles de l’autre et où l’incandescence de l’attraction physique se voit à mille lieues. Et pourtant, dès cette première scène, la maladie est là entre eux, car c’est elle véritablement qui attire littéralement Toma à Ana. C’est au travers de la crise d’angoisse que le désir s’est frayé un chemin, posant déjà toutes les prémices de l’ambiguïté qui va régner dans leur couple.


Ana mon amour est un titre assez significatif de ce qui se trame dans ce couple. Ce possessif qui rend Toma serein tant qu’Ana est dépendante de lui, ce possessif qui lui donne, croit-il, la légitimité de parler à sa place, de médecin en médecin, qu’il s’agisse d’une gynécologue ou d’un psychiatre. Ce possessif qui accroche la jeune femme en demande de soutien constant, ou peut-être pas, le sait-elle vraiment, et qui rend Toma indispensable à ses yeux, qui finit peut-être par valoir amour. Ana est « son » amour, l’objet de son désir plutôt que sujet. La répétition dans une bonne partie du film de situations assez identiques ponctuées par les crises d’Ana aurait pu lasser à la longue, mais elle montre avec beaucoup d’habileté les impasses de cette relation toxique, pour ne pas dire perverse.


Comme dans Mère et Fils, Cãlin Peter Netzer introduit les parents de chacun des protagonistes pour mettre en relief leur chemin difficile, des couples vivant dans une violence relationnelle stupéfiante, de marqueurs supplémentaires de la société roumaine qui décidément ne trouve pas trop de grâce aux yeux du cinéaste. Ainsi arrive-t-il à mêler de manière plutôt factuelle cette histoire de l’intime à son environnement social et familial.


Filmé avec force et finesse à la fois, le métrage est également servi par deux interprètes qui jouent l’écoulement du temps qui passe et de l’amour qui se désagrège avec beaucoup de conviction. Depuis certaines scènes difficiles à jouer (sexuelles ou encore scatologiques, passionnelles dans tous les cas) jusqu’aux subtiles évolutions du langage corporel (les incessants tics d’Ana), Diana Cavaliotti et Mircea Postelnicu passent avec brio de leurs personnages d’étudiants fougueux à ceux d’adultes fatigués, sans plus aucune illusion mais décillés, aguerris. Ana mon amour est un beau film injustement écarté (ou presque) du palmarès berlinois, celui-là même qui a honoré son précédent opus ; c’est un film exigeant qui risque de passer à côté de son public en raison d’une certaine torpeur qui se dégage malgré tout du film.


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Bea_Dls
7
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le 25 juin 2017

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Bea Dls

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