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Un premier film est toujours un exercice délicat, et le moins qu’on puisse dire est que David Michôd a soigneusement préparé le sien. Le réalisateur a passé 9 ans à écrire son scénario tout en étudiant la pègre de Melbourne, afin d’atteindre le meilleur compromis possible entre réalisme et scénario efficace. Première constatation, cette quasi décennie de gestation fut mise à profit, on est bien loin d’un Cameron qui dit avoir mis 15 ans à écrire le scénario d’Avatar par exemple (ce qui probablement vrai mais d’autant plus ennuyeux).

On sent que le réalisateur s’est posé les mêmes questions que la critique et les amateurs du genre : comment peut-on encore créer la surprise dans le film de gangster aujourd’hui ? Coppola, Scorsese, De Palma ont privilégié la flamboyance des personnages, sur le schéma traditionnel de l’ascension et de la chute, Tarantino et les Coen un style plus décalé, empreint d’humour noir et de violence. Parmi ceux qui ont changé la donne ou revitalisé le genre, je citerai Nicolas Winding Refn avec son excellente trilogie Pusher, le film Gomorra qui montrait la mafia sous un jour plus glauque et anti spectaculaire que jamais, et enfin James Gray qui a redonné ses lettres de noblesses au genre dans sa forme classique, empreinte de tragédie antique.

Animal Kingdom réussit le tour de force de comprendre toutes ces approches et d’y puiser tout en gardant une identité propre. De Gray et du Parrain on retrouve la famille placée au dessus de tout, des Pusher et de Gomorra l’aspect aride, brut et détaché de la mise en scène et du scénario. En assimilant parfaitement ses influences, Michôd parvient à créer la surprise de façon naturelle, sans prétention.
Ayant choisi de ne pas spoiler ce film pour laisser les intéressés le découvrir dans les meilleures conditions, je n’en dirai pas plus sur cet aspect, mais la magnifique scène d’introduction vaut toutes les explications du monde. Le réalisateur connaît les codes du polar et de la fresque criminelle par cœur, et joue avec le spectateur de façon à le maintenir sous pression tout le long de son film.


Plutôt que de glorifier les gangsters de cette étrange famille, le réalisateur privilégie les scènes triviales, en apparence insignifiantes, telles que les courses ou le barbecue, parce qu’elles en dévoilent bien plus sur les pensées et les doutes des personnages. Ainsi l’aspect criminel de leur vie sera plus souvent évoqué que montré, ce n’est pas le sujet. Comme le titre l’indique, on s’intéresse aux relations complexes et changeantes de domination entre membres d’une famille, entre criminels et brigade anti-gang aux méthodes peu orthodoxes, et surtout entre le personnage principal et sa famille qu’il connaît mal.

Le film a cette idée judicieuse d’adopter le point de vue de ce jeune personnage, ce qui justifie la distance et l’absence de jugement du film. Mais pour que cela fonctionne, il faut que les acteurs soient irréprochables, et là encore, c’est le cas. Entre une mère de famille possessive, un oncle à la simple présence glaçante, Joel Edgerton en gangster sanguin et Guy Pearce parfait en flic blasé mais prêt à tout pour aider, le casting est largement à la hauteur des ambitions. On croit à tous les personnages, même les plus secondaires, on vit 1h50 parmi cette famille si terriblement ordinaire en dehors de ses occupations criminelles. On pourrait arguer jusque là que les premiers films au scénario soigné et au casting convaincant, on en a déjà vu, et la technique peut laisser à désirer.

Je ne veux aucunement sanctifier le très prometteur David Michôd, mais force est de constater qu’il maîtrise tous les outils cinématographique et qu’il est parvenu à faire de son film exactement ce qu’il voulait. Mise en scène, montage et musique achèvent de nous convaincre de la virtuosité du cinéaste. Le film sait prendre son temps, laisser respirer le spectateur lors de longs plans fixes permettant de vite appréhender les personnages, pour mieux alterner avec des prises de vue nerveuses lors des moments de tension. L’utilisation de la grammaire cinématographique propre au genre est des plus judicieuses, car jamais figée dans un style documentaire par exemple.
Plans séquence, caméra tremblante, hors champ, somptueux ralentis et séquences poétiques où le seul son provient d’une chanson désabusée s’enchaînent naturellement, sans gratuité aucune car le moindre effet a son utilité et son sens. Là où ailleurs un plan iconique sur un gangster et un policier pourrait être pesant, où un ralenti, un hors champ semblerait prétentieux, un gros plan propice à l’émotion facile, ici ce ne sera jamais le cas.


La mise en scène toute entière est au service de l’étude des caractères, des comportements, rivalités et trahisons entre des personnages amenés à prendre des décisions difficiles. On retrouvera derrière cette idée un peu de la démarche de No Country For Old Men, où les frères Coen tendaient à l’épure pour mieux sublimer un genre croulant sous les clichés. Se débarrasser du superflu pour imposer sa vision personnelle, faire l’économie des lieux communs et surprendre le spectateur, les deux films ont ceci en commun, et l’émotion n’en est pas moins vive.
Dès le départ, la situation des personnages confine à la tragédie classique, et comme l’a souligné la presse, c’est de l’attente que naît une tension. Ne jamais savoir quand et comment va se produire l’inévitable, ne pas souligner l’émotion par des artifices musicaux ou des gros plans larmoyants ne fait que renforcer l’emprise du film sur le spectateur. Personnellement, je n’ai pas détaché mes yeux de l’écran du début à la fin. C’est tout juste si on notera un léger coup de mou aux trois quarts du film, vite oublié devant une fin mémorable, qui rappellera à coup sûr aux amateurs du genre quelques souvenirs.

J’avais peur de ne pas en dire assez, d’en dire trop, j’ai hésité à faire une critique dotée de spoilers car le film a matière à être discuté plus en profondeur, mais au vu de la distribution je préfère lui donner un peu plus de visibilité. Le superbe The Propostion de John Hillcoat, autre pépite australienne qui revisitait avec brio le western, avait connu une sortie française encore moins glorieuse: 5 ans après l'australienne, à l'occasion de la sortie de La route (dernier film du réalisateur). C'est tout à fait déplorable, et j'espère que la présente critique pourra inciter quelques curieux à aller le voir en ces temps de pénurie cinématographique.
Au passage, ne lisez pas les critiques presse, ne regardez pas la bande annonce, qui se permettent d’en dire/montrer bien plus que de raison. Je suis allé le voir en ne sachant que ce que j’ai dit dans l’introduction, et je vous conseille de faire de même, car nous tenons là un film qui a toute les chances d’être le polar de l’année.
blazcowicz
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le 27 août 2012

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