Assoiffé
7.9
Assoiffé

Film de Guru Dutt (1957)

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Impossible de passer sur ce sublime chef-d’œuvre découvert une fois de plus grâce à Carlotta. N'ayant derrière moi que quelques Satyajit Ray vus au temps de ma folle jeunesse, c’est dans la plus parfaite ignorance de ce géant du cinéma indien que j’ai regardé ce film (avec l’aide toutefois de Charles Tesson qui fournit une excellente préface dans le dvd).

"L’Assoiffé" se situe entre la comédie musicale "pré-Bollywood" et le mélo, avec un côté moins léger et même une certaine dureté qui le tire du côté de la critique sociale, mais sa force réside surtout dans son inspiration poétique. Cette inspiration est amenée par le personnage de Vijay, joué par Guru Dutt, poète tombé dans la misère par chagrin amoureux et que seule une prostituée semble comprendre et vouloir sauver.

Le film fournit quelques numéros musicaux (très kitsch) qui lui permettent de satisfaire aux impératifs commerciaux d'usage, mais il décolle avec les évocations chantées de Vijay, très beaux chants sensuels et mélancoliques qui créent une sorte d’ivresse poétique qui se communique au film.

Dès lors ce qui paraît au début un peu décousu ou maladroit (faux raccords, main de l'accessoiriste dans le champ, etc.) est complètement réévalué à l’aune de cette liberté poétique, à la fois motif et résultat des merveilles qui passent à l’écran.

Il faut souligner en particulier la composition et la photo, véritable prodige faisant émerger de l’ombre la plus épaisse des yeux, un visage, un détail. On pourrait dire que si certains écrivent avec la lumière, Guru Dutt écrit avec la lumière qui sort de l’ombre. L’ombre est d’ailleurs le thème sous-jacent du film : en témoigne le recueil de Vijay, intitulé "Ombres", ou cette scène nocturne où Gulab, la prostituée, poursuivie par un agent tombe sur Vijay qui jaillit devant elle, comme sorti de la nuit. Le jeu avec l’ombre donne aussi à comprendre la symbolique tragique du pur mélodrame qu’est "L’Assoiffé". La fin qui pourra fournir une justification des différentes dimensions de ce film pluriel (de la comédie au mélo en passant par la critique sociale) trouve dans cette scène une résonance autour d’un simple acte de reconnaissance : une femme est sauvée par un homme qui dans le noir la reconnaît comme son épouse, l’empêchant d’être embarquée par un agent parce que son client a refusé de la payer. Une autre forme de reconnaissance sauvera en parallèle Vijay lorsqu’à la fin de ses aventures il fera face à sa destinée et choisira le véritable amour.

Comme le souligne Charles Tesson dans la préface, la grande originalité de Guru Dutt tient à la musicalité de ses films, à la façon dont la narration se trouve débarrassée de tous les artifices communs à la plupart des comédies musicales, mais comment cette narration, et avec elle la mise en scène, procède de la mélodie et du chant pour relayer dans une harmonie totale les sentiments que le poète exprime dans son chant (le ghazal). "L’Assoiffé" étant à la fois un film de studio et un film d’extérieurs, les évocations sont l’occasion de prouesses formelles (Dutt est expert en la matière), mais il y a aussi des moments très dépouillés : par exemple cette scène face au Gange, dans laquelle Meena (la première fiancée) venant à passer, ils échangent simplement un regard, puis chacun repart et on voit Vijay s’éloigner, seul, dans le vent qui se lève.

Je recommande à ceux qui me suivent de se précipiter séance tenante sur cette œuvre magnifique, ne doutant pas qu’ils sauront comme moi apprécier le talent de ce véritable Welles indien (le mot n’est pas trop fort) qu’est Guru Dutt. Ici je pense en particulier à mon barbu bougon, dont l’avatar se rapproche de l’un des personnages vus dans une scène (la réception chez l’éditeur), personnage vocalisant au milieu d’une assemblée de troubadours ("Voyant ma détresse, cette belle s’émut Et daigna me prendre en affection", etc.). Il pourra en outre se distraire aux pitreries d’un acteur nommé Johnny Walker (ça lui donnera peut-être envie de trinquer à ma santé). Je pense également à ma brebis, ravi d’avoir là l’occasion de lui chanter, tel un Dan Treacy des grands jours, "I Will Be Your Guru" !
Artobal
10
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le 21 févr. 2013

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