Il aurait peut-être fallu que je vois plus de films de Samuel Fuller avant de m’attaquer à Au-delà de la Gloire, film profondément autobiographique. Ce qu’il faut savoir, c’est que ce qui est narré dans le film, à savoir les actions de la célèbre escouade « Big Red One » au sein de la Seconde Guerre Mondiale, a été vécu par Fuller, qui en faisait partie. Et ce qui est intéressant, c’est qu’au-delà d’avoir ce passé terrible (mais passionnant ?), Fuller sait le raconter comme une véritable histoire qui a sa propre intelligence et ses propres réflexions. Visiblement, il n’aura eu de cesse au sein de sa carrière que d’apposer sur la guerre une constante réflexion sur ce qu’elle fait des hommes (J’ai vécu l’enfer de Corée) ou ce qu’elle leur coûte (Les Maraudeurs Attaquent).

Après Sam Peckinpah et son Croix de Fer, présentant probablement l’une des visions les plus riches et les plus intelligentes de la guerre sur le front de l’Est, il fallait que Fuller s’occupe du front occidental, et ce près de 20 ans avant Il faut sauver le soldat Ryan (j’y reviendrais d’ailleurs pas mal). Dès le début du film, on comprend que le parti-pris de Fuller ne sera pas unilatéral comme celui de Spielberg a pu l’être. Presque tout le monde est représenté dans cette guerre, et n’oubliant jamais que derrière le fusil, sous le casque, il y a un humain. Une énorme partie du film est construite comme cela, et c’est fascinant.

Lors du débarquement en Normandie, il n’y a pas une avalanche de gore comme dans Il faut sauver le soldat Ryan (bien qu’il s’agisse de la meilleure scène du film), et pourtant, l’horreur est belle et bien présente. Encore plus. Mais elle passe avant tout par le ressenti des soldats, par leurs regards, par leurs peurs. Nous ne sommes pas dans une logique voyeuriste qui voudrait bêtement voir un soldat se faire arracher la jambe par une explosion, mais dans une empathie totale avec eux, qui est parfois à couper le souffle par la peur, ou la gêne qu’elle peut procurer. Je me suis moi-même senti mal lors du passage avec le Bangalore, dispositif explosif servant à faire exploser les barbelés. Dans le soldat Ryan, c’est un rapide passage, les explosifs sont disposés, boum, ça explose, gros son, tout ça. Ici, il faut aller disposer les explosifs près des barbelés à quelques mètres de l’abri, en traversant le champ de tir. Ainsi, les soldats se font appeler les uns après les autres jusqu’à ce que l’opération réussisse, en voyant leurs camarades tomber au fur et à mesure devant leurs yeux, à quelques mètres. Ces gamins, ils savent qu’au moment où ils sortent, ils vont mourir. C’est un moment qui m’a mis mal à l’aise, et purement pour des questions de ressentis humains. Parce que l’horreur ne passait plus par des boyaux qui trainent, mais juste par la peur au sein d’un regard.

Ces regards sont fascinants. Car ils décrivent tout et en disent plus sur l’horreur que 20 tonnes de boyaux dispersés sur la plage pourraient le faire. Plus tard, lors de la libération d’un camp, une autre séquence très forte s’appuie sur le même dispositif. La porte d’un baraquement est ouverte, et après le gros plan sur les yeux du soldat Américain, seuls des gros plans sur les yeux des déportés répondent. N’importe quel réalisateur aurait choisi de les cadrer en bien large, pour montrer leur misère dans leur poulailler, de cadrer leur maigreur maladive, leur physique cadavérique... Mais là, non que des regards. Et c’est finalement plus puissant que tout le reste, sans gratuité aucune.

Le film de Fuller (à l’instar de son cinéma en général, d’ailleurs) est rempli d’anecdotes qui sentent le vécu à plein nez, et s’inscrivent cela dit parfaitement dans la trame d’un vrai film (et non celle d’un documentaire). Le vécu est utilisé à des fins biens précises, dont l’insertion au sein du déroulement du film est toujours réfléchi. Je pense notamment à une séquence d’accouchement qui donne la vie à un endroit là où elle aura été ôtée avec regret plus de 20 ans auparavant, lors de la Grande Guerre. L’occasion de constater que la Seconde Guerre Mondiale réunit aussi bien des vétérans qui auront connu les deux, que des jeunes gens à peine sortis de leurs études, confrontés rapidement à la mort.

Ailleurs, sur un plan plus cinématographique, je m’interroge sur certaines séquences, dont la mise en scène et l’écriture me laissent perplexe, jouant parfois sur une légèreté à laquelle je n’accroche pas forcément. Ou encore d’autres séquences vieillottes dans leur traitement, à l’opposé de ce que sait faire Fuller, et qui s’ornent d’une musique un peu déplacée, presque typique du film de guerre lambda des années 60. Mais au fur et à mesure, on finit par comprendre que ce sont des détails. La dernière du film est d’ailleurs écrasante de justesse et s’affranchit de tous les défauts du début.

Fuller n’a peut-être pas le budget d’un Spielberg, pourtant il arrive à mener d’une main de maitre son film de guerre, et à créer des séquences demeurant très immersives (et ce, en plus des raisons citées plus haut). Et puis, Fuller a aussi Lee Marvin, cette gueule du cinéma Américain à la voix bien grave qui sait ce que c’est que de délivrer une putain de performance. A personnage fascinant, acteur fascinant.

Dans une interview où Fuller évoquait la guerre, il disait « moi je mens dans mes films, car je ne veux pas que les gens quittent la salle. Dans mes films, quand les gens meurent, ils tombent. Mais ça ne se passe pas comme ça. Dans la réalité, les gens ne tombent pas, ils explosent. Imagine, tu as un père, tu as un frère, ils font la guerre, ils sont tués. Eh bien on te ramasse les bouts, on prend une main par-là, une bite ici, un cul-là, une tête parce qu’il y a encore les plaques accrochées, on te fout tout ça dans un cercueil, et on te dit : tiens, voilà, c’est ça ton papa. Voilà, c’est ça, la guerre. Ça fait réfléchir, hein ? » Le moins que l’on puisse dire, c’est que oui, ça fait réfléchir. Le cinéma de Fuller est finalement un des plus durs que je connaisse sur la guerre, encore plus lorsqu’on connait le bonhomme et qu’on l’écoute, mais c’est probablement l’un des plus passionnants aussi. Il me tarde de découvrir le reste.

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le 29 déc. 2012

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Lt Schaffer

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