"A film is like a battleground" disait-il. Dans la bouche de tout autre réalisateur, cette métaphore tomberait immanquablement dans le convenu. S'agissant de Fuller, et pour résumer la vie de cette grande gueule, vétéran de 39-45, ayant combattu contre les nazis, scribouillard fou de cinéma et de vérité, on ne saurait au contraire dire mieux.

Connu et reconnu un peu comme son film testament, "The Big Red One" (le titre français, décidément, est trop pourri) se présente comme la parfaite illustration de son cinéma et de sa philosophie : filmer les choses là où elles sont pour montrer, simplement, directement, ce qu'elles sont. Le pitch est d'ailleurs on ne peut plus mince : on suit le parcours d'un petit groupe de soldats (du corps d'infanterie du même nom que le titre) qui participent à divers épisodes de la deuxième Guerre mondiale : Afrique du nord, Sicile, puis le débarquement sur la plage d'Omaha Beach, la Belgique et enfin la libération d'un camp de concentration en Europe de l'Est. Fuller se focalise sur les quatre jeunes troufions et leur sergent vétéran de la guerre de 14, figure tutélaire, laconique et symbolique du film, joué par Lee Marvin (immense). Si les quatre jeunes sont dotés chacun d'une personnalité distincte, il n'en est pas de même du personnage de Marvin : parce qu'il reste, contrairement à celui de Tom Hanks dans le "soldat Ryan" de Spielberg, un soldat foncièrement différent (il n'a pas, d'ailleurs, d'autre nom que "le sergent") : un mec avec qui on ne peut pas être copain, parce que son boulot c'est de vous envoyer vous faire tuer.

Le credo de Fuller c'est de toujours chercher l'histoire à raconter derrière l'histoire montrée. Et c'est là un autre point de comparaison avec Spielberg : l'histoire, les histoires appartiennent aux hommes, alors que chez Spielberg, c'est l'inverse : c'est l'Histoire avec un grand H qui utilise les hommes (et leurs petites histoires) pour fabriquer un récit dont le but est d'édifier (et divertir) les masses. Par exemple : la scène où Griff/Mark Hamill (drôle, on n'y pense pas une seconde en couillon de l'espace) se fige en voyant le cadavre d'un homme qui vient de se faire tuer, sur le sable, devant lui. Cette scène dit à peu près la même chose que l'entrée en matière du "soldat Ryan", où Spielberg fait jouer le débarquement aux spectateurs. Fuller n'a pas besoin de balancer du boyau aux quatre coins du cadre (de toute façon, il n'aurait pas eu le fric). Il va juste arrêter sa caméra sur les yeux ouverts du cadavre, orientés à gauche dans le cadre, puis enchaîner sur un très gros plan de Mark Hamill, pour terminer par un contrechamp sur le cadavre souligné par un petit effet sonore. Pas besoin d'en faire plus : on n'oubliera pas l'émotion qui se lit dans les yeux (d'un bleu profond) du beau Mark.

Le film trouve dans ces scènes où il se contente de filmer les regards - il faut citer aussi la scène de libération du camp de concentration ou celle où Marvin recueille un petit orphelin à bout de forces - la simplicité, la puissance expressive qui est sa marque. C'est pas seulement histoire d'employer le fric à des fins plus utiles : mais ce que vous cherchez à dire, si vous filmez à hauteur d'homme, vous le direz de façon simple, et ce sera cohérent avec votre idée de départ (si votre projet était de raconter la guerre). Pour en dire encore du mal (je préfère le faire en parlant d'un film qui en vaut la peine), on pourrait dire encore que, contrairement au "soldat Ryan", "The Big Red One" ne fait pas de traitements de faveur quand il représente des batailles ou des symboles, quand il filme le passé ou le présent. La seule différence établie par le prologue, où l'on voit Marvin en France à la fin de la guerre de 14-18, c'est le noir et blanc. Conséquence : le présent est la continuité du passé (dit comme ça, ça peut paraître con, mais réfléchissez-y). J'imagine sa réaction devant le Spielberg : "Tous ces héros que tu nous montres, tu crois qu'ils auraient voulu quoi ? Qu'on leur foute la paix ! Tu veux vraiment faire un grand film ? Bullshit ! Prends ta putain de caméra et va là où il y a de l'action !" On peut toujours rêver.

Encore une chose : vu le niveau du travail de restauration (2004), qui nous permet de voir ce film avec les yeux et les oreilles d'un spectateur d'aujourd'hui (et non pas comme un "vieux" film), il serait criminel de ne pas intégrer ce chef d'œuvre à sa dévédéthèque.
Artobal
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le 17 oct. 2022

Modifiée

le 27 janv. 2011

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Artobal

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