Bad Lieutenant et Divine Comédie, Keitel en Virgile moderne.


J'ai toujours considéré le cinéma comme une machine à phantasmes : en gros, ça doit nous graver des images dans le marbre et les entrailles. Et Bad Lieutenant avait réussi ce pari sans même que je prenne le temps de voir le film dans son intégralité. J'avais à peine la dizaine, et que vois-je dans ma décerveleuse ? Un Roman Polanski body-buildé (j'ignorais à l'époque tout de l'existence d'un certain Harvey Keitel), dans un semblant d'osmose, titubant dans une pièce, les bras en croix, et des petites érucations ridicules sortant de sa gueule extatique. En voilà une image qui vous marque ! Un grand oui à la bête à visions, à l'usine d'allégories, au cinéma lorsqu'il est ainsi.

Et puis, quelques quinze années plus tard, j'en apprends plus. Un Keitel dans un réservoir à clébards, puis en Wolf, et puis en mac... bref, vous me suivez. Un Abel Ferrara qui me fascine de plus en plus : comprenez-moi, Driller Killer et sa perceuse à punk, fallait le faire comme entrée dans le gratin des cracheurs de bobines.

Un entrée en matière bizarre pour un film pareil : fond blanc comme un cierge. Seuls les commentaires sportifs et joutes verbales de passionnées du baseball nous accompagne dans cette grande blancheur initiale (ou pureté originelle). Abel ne prend pas le soin de nous faire patienter, et l'on comprend vite que :

1/ les flics de New York ont vraiment une vie à la hauteur de leur hobbies (de merde) : le sport (le baseball ici) et les paris sont tout ce qu'ils ont trouvé pour s'évader de cette dégueulasserie du quotidien.

2/ Harvey Keitel est LE Bad Lieutenant : un ripou du fond des caniveaux, le genre qui fleurit dans les caves, et fermente dans les piaules à shoot.
Quelques pièces à conviction pour vous conforter dans cette première approche : il s'approvisionne sur les scènes de crime les plus sordides ; il parie, ment, trahit comme un flambeur jusqu'à ne plus pouvoir payer ses dettes ; il se finit en manuel dans une scène de viol verbal mémorable.

Plus subtiles, les multiples références religieuses qui abondent dans le film, l'apogée étant ce viol très 80s d'une religieuse, fond rouge et plans pubiens, le tout en gros plan, comme si Abel s'était demandé : comment pourrait-on filmer une Révélation ?

En parallèle, la descente aux enfers bitumeux du Bad Lieutenant : il enchaîne les échecs aux jeux, ses paris sportifs sont tous foireux, et on peut soupçonner le baseball de réécrire le livre de Job pour notre flicard corrompu. En pleine déchéance, le dilemme résonne comme dans le vide d'une conscience (et d'une gueule) en pleine effervescence : une récompense de 50 000 dollars sera versé à qui coincera les violeurs de la nonne rouquine, en gros, de quoi éponger les dettes.

J'évite le spoiler...
mais je ne vous épargnerai pas le délire (génial) de Ferrara.

Dès la première pose christique de Keitel (cf la scène qui a servi d'image phare au film), on devine peu à peu le parallèle entre le Bad Lieutenant... et le prophète. Plus qu'une simple métaphore, comme si le poulet pourri était le crucifié moderne, Ferrara nous présente ici les canons d'une religion omniprésente : inconnue car ressentie par tous, invisible car aux yeux du monde.

D'un côté, la pureté abstraite de la religion traditionnelle, qui s'arrache du monde ici-bas, des vices trop humains, de la vilénie urbaine, pour se réfugier dans croyances, Églises et pardon.
De l'autre, le jeu comme opium du peuple, l'argent comme névrose obsessionnelle universelle de l'humanité. Bad Lieutenant nous présente finalement la religion contemporaine : la croyance en l'argent facile et en masse, comme moyen de sortir du bourbier, de fuir les habitudes, de s'évader du quotidien.

On nous guide par conséquent dans des enfers lointains et proches à la fois. Et nous, spectateurs, sommes les Dante hypocrites, persuadés d'être à part. C'est là d'ailleurs toute l'offrande, tout le sacrifice du Bad Lieutenant ; l'hyper-crasse de ce Virgile ripoux nous permet d'oublier nos propres vices.

Amen.




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le 2 mars 2012

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