Difficile pour moi de mettre une note sur ce film qui m'a énormément emballé pendant ses deux premiers tiers puis qui a commencé à me déconcerter jusqu'à l'agacement, à la limite de l'incompréhension. S'il fallait le tronçonner, ce serait du 8/10 pour les deux tiers et une petite moyenne pour le reste, malgré un joli plan final. Il fallait bien un retour en quelques étapes sur une étrange expérience.

Black is beautiful

Tout d'abord, j'avais l'intention et l'envie avant de voir le film et jusqu'à un certain point de son avancement, d'ignorer les pseudo polémiques sur la légitimité de Céline Sciamma à faire un film "sur les jeunes de banlieue", de son point de vue de petite bourgeoise blanche déconnectée / issue de la FEMIS. Pour faire simple, je trouvais cette polémique aussi puante et prétentieuse que ce qu'elle disait de la cinéaste. D'ailleurs elle s'en sort pendant un moment pas mal du tout, et je trouve qu'en tant que femme filmant d'autres (jeunes) femmes, elle a une belle légitimité à le faire.
Sciamma, on le sait depuis deux longs métrages, maintenant trois, est LA cinéaste française contemporaine du corps adolescent, qu'elle saisit avec une belle véracité et un geste cinématographique épuré, à différents stades de son existence. Ici, Meriam "Vic" est une collégienne sur le point d'échouer son passage au lycée, et elle traîne avec des filles que l'on devine un brin plus âgées qu'elle. Le récit procède en ellipses incertaines, si bien qu'on ne sait si l'histoire ne dure que quelques mois, ou quelques années, mais ce n'est pas bien important.
La force principale de ce film, c'est la grâce de ses interprètes principales, qui fait abondamment souligné mais suffisamment exceptionnel pour l'être, sont toutes noires. C'est le genre de film où l'on s'aperçoit avec un certain ahurissement de l'invisibilité de cette minorité à l'écran, mis à part quelques trop rares acteurs (allez, Omar Sy et Firmine Richard sont les premiers qui me viennent, et après j'ai du mal à me rappeler de rôles marquants et pas trop secondaires confiés à des blacks autrement que dans une certaine comédie douteuse à gros succès cette année). Là, le casting est à 100% black / beur pendant une bonne partie du film, et de manière assez ironique, l'intérêt cesse pas mal quand quelques blancs caucasiens débarquent. Ce qui est beau dans tout cela, c'est la qualité de la lumière et de l'image pour saisir cette carnation trop rare. Et tout le début du film est d'une beauté folle.

Blue Diamonds

Le noir et le bleu. Noir de la peau et bleu du reste. Pour je ne sais quelle raison, Sciamma fait un film bleu. Plus bleu que la Vie d'Adèle, c'est dire. Sa façon d'isoler ses interprètes à la peau d'ébène sur des fonds bleutés, unis ou à motifs,est d'une beauté plastique assez inouï, et nombreux sont les objets comme contaminés par cette couleur : vêtements, gants, jusqu'au filtre qui envahit l'écran lors d'un beau clip de Rihanna. Tout dans ce film est histoire de conquête de l'espace et du cadre. Vic est intégrée à un groupe, elle devient partie du cadre et lutte parfois pour y rester ou y revenir. Plusieurs séquences sont des exercices dynamiques d'exclusion / inclusion dans le champ, et la couleur bleue semble devenir un symbole de l'unité entre les personnages ou de leur appartenance à un groupe. Il est par ailleurs symptomatique que vers la fin, le bleu glisse de Vuic à Bébé, sa soeur, et qu'il quitte peu à peu le film à mesure que Vic quitte le monde qui était le sien. Mais, après un gros passage à vide qui correspond à son errance personnelle (et qui se traduit de façon assez peu intéressante et pauvre dans le film par l'incursion du rouge et de péripéties caricaturales), le dernier plan rassure : Vic, vaincue et retrouvant du bleu, est peu à peu exclue de l'image, qu'elle vient pourtant reconquérir avant de la quitter à dessein, marchant vers son avenir. L'image est forte.

Gender trouble, une nouvelle Rastignac ?

Malheureusement, la construction en cercles de l'intrigue fonctionne à merveille jusqu'à ce que la cinéaste l'abandonne. Si dans les deux premiers tiers, les scènes se répondent deux à deux (deux combats, deux nuits à l'hôtel, etc) et qu'on a droit à quelques moments de cinéma sublimes (l'ouverture, la dispute dans le métro, Rihanna, les bastons, l'amour en bleu, etc.) et à de belles recherches plastiques autour de la couleur bleue, le dernier tiers du film me fait basculer dans le désarroi et le scepticisme les plus profonds. Jusque là, Sciamma se jouait des clichés, en utilisant quelques uns, tordant le coup à d'autres. Et puis le film vire à la caricature : outre le frère violent, la mère absente, le père inexistant, le machisme ambiant, qui risquaient déjà de faire basculer le film du mauvais côté de la bien-pensance, Vic devient soudain l'objet consentant d'une pourriture de dealer / proxénète, Abu. Ce personnage a le même effet néfaste sur Vic et sur le film. On se farcit alors l'attirail accéléré d'un film social à la Ken Loach, qui n'était pas du tout le sujet initial de Sciamma, et qu'elle aurait à mon sens bien dû se garder d'investir, beaucoup moins douée pour filmer la petite criminalité que pour montrer avec tendresse, sensualité et sensibilité les rapports amicaux ou sororaux entre filles (de banlieue ou non). Cette partie ne semble avoir pour seul objectif une réflexion sur l'identité de genre de la femme au sein de l'univers (forcément?) machiste de la cité. Vic gomme peu à peu tous ses attributs féminins, revient en arrière sur les acquis bénéfiques de sa bande de filles (montrés dans toute leur ambivalence : liberté de disposer de soi, de s'exprimer, mais aussi de s'imposer aux autres, de les opprimer) et devient une créature androgyne, un "bonhomme". Cheveux, seins, démarche, tout est dissimulé, et Vic s'intègre à un autre groupe, beaucoup moins sain. Mais si l'intention thématique ou disons idéologique est peut-être bonne ou sincère, le rendu est bien trop manichéen et schématique et cela ne fonctionne pas. Heureusement pour le film, il s'achève sur une image qui vient nier cette passade un peu ratée et fait de son héroïne, désormais seule et indépendante, une sorte de Rastignac des temps modernes, surplombant de loin sa banlieue comme lui dominait la capitale. L'avenir lui appartient.

Le troisième long métrage de Céline Sciamma ne tient donc pas toutes ses promesses, mais il vaut le détour pendant une bonne partie de son déroulement. La recherche plastique (un très beau film bleu) et la sensibilité féministe de la cinéaste en font un bel objet cinématographique, aussi pop qu'épuré, et seulement gâché par un scénario qui veut dire trop de choses là où le sujet appelait à l'économie d'un Tomboy. Sciamma devrait se contenter d'observer des microcosmes et leurs séismes émotionnels, elle a la justesse entomologique pour. En revanche, la société à plus grande échelle semble encore un monde trop étranger à son cinéma et son discours à son sujet est nettement moins pertinent.

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le 4 nov. 2014

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Krokodebil

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