Un agrandissement qui ne nous éclaire pas...

Londres, 1960.
Prenons un photographe de mode.
Prenons une vie de paillettes, de bling-bling, une vie à toute allure.
Vous l'avez ? A présent, donnons lui l'occasion d'une pause, ou plutôt une tentative de pause.
Il s'agit d'un parc, une belle étendue d'herbe verte, la perfection aseptisée.
Il se promène, seul, prend quelques photos... l'histoire aurait pu s'arrêter là.
Mais il développe ses clichés, les agrandit et découvre une scène de meurtre dont l'objectif de l'appareil est le seul témoin. L'intrigue est lancée, notre curiosité – piquée.
Ce qu'on aime dans ce film ? - Les différents degrés de lecture. L’œuvre d'Antonioni est une œuvre totale, qui s'amuse à mêler fond et forme, et le fait bien.


D'où voit-on le mieux les choses ? Derrière la caméra (l'appareil photo) ou sous les projecteurs ? Plus encore. Qui voit le mieux les choses : celui qui réalise ou bien le public - qui analyse ?

Le personnage de Thomas (interprété par David Hemmings) ne trouve pas de réponse et passe successivement de l'un à l'autre : de témoin d'une scène que seul son appareil a captée, il devient acteur et recherche sur le terrain des traces de la vérité.
Le photographe et le public se retrouvent pris au piège : car ce questionnement sur le rapport devant/derrière la caméra en interroge un autre : le rapport du réel au perçu.
Qui croire ? La machine ou lui ? Ce qui n'a pas été vu en est-il pour autant moins réel ? Dans un premier temps, Thomas ne voit pas le cadavre, mais il retourne de nuit sur les lieux du crime pour obtenir une preuve de ce que sa photo laissait supposer – preuve qu'il obtient... le temps d'un songe. Au matin, le corps a disparu. En pleine lumière, ses preuves deviennent ainsi fantasmes. Quant à la photo – seul objet auquel il se raccroche, elle devient floue sous l'effet du Blow-up. Un agrandissement qui ne nous éclaire pas...
Mais en réalité, le réalisateur est seulement en train de lui rendre la monnaie de sa pièce ! Car au début du film, c'est nous, public crédule, qui avons été piégés par Thomas sans chercher plus loin aucune preuve face aux « apparences » !
On se souviendra de la scène d'ouverture : c'est la première apparition de Thomas, vêtements troués, sale, décoiffé, traînant dans les mauvais quartiers de Londres. Il est au milieu d'un groupe de sans abris. Notre œil enregistre immédiatement cette image, quand subitement, le personnage se met à courir, quitte le groupe et grimpe avec aisance dans une magnifique voiture dont il a les clés : il s'agissait d'un reportage photo, nous avons été bernés. Il n'accepte le monde des apparences que pour en faire son fond de commerce avec la mode et les paillettes mais ne supporte pas d'en être la marionnette sans trouver la clé de cette histoire.
« What did you see, in that park ? - Nothing... » est-il forcé de répondre, non sans dépit.


Sans preuve tangible pour s'affirmer au monde, sa certitude se mue en solitude, et devient un thème à part entière du film.
On observe un contraste saisissant dans le cadre entre le Thomas photographe de mode – entouré de femmes et de paparazzi, invité à des fêtes opulentes, préoccupé par l'immédiateté de plaisirs charnels – et le Thomas questionné par des interrogations autres. D'un côté, des pièces luxueuses et exsangues de monde ; de l'autre, il est le seul personnage d'un cadre vaste, épuré et se voulant naturel. Le faux d'une part – paradoxalement celui en lequel tout le monde accepte de croire; le vrai de l'autre, exacte antinomie du premier.
Semble alors percer une critique de ce monde où tout n'est qu'apparence et où même la nature est stéréotypée. Thomas ne semble pas s'apercevoir que ce paysage n'a rien de naturel. C'est une étendue verte, criarde, aux tons trop agressifs pour être reposants... Il est donc impossible de sortir du système dans un monde où plus rien n'est vrai – à l'exception peut-être de quelques étudiants hippies qui ne se soucient non pas de ce qu'ils voient, mais de ce qui est.
Pour mémoire, cette magnifique scène finale où Thomas joue au tennis avec eux : la balle est invisible, son bruit est bien sonore. Se crée une relation muette entre ces personnages qu'à priori tout oppose. Un contact vrai, un échange qui prend la forme d'un jeu. Il semblerait dès lors que Thomas ne soit plus seul, qu'il ait trouvé le public qui croira en son histoire... mais la caméra s'éloigne, le laissant dans un désert d'étendue verte, certes parfaite, mais où le rêve de communication n'était qu'un fantasme le laissant désormais seul - comme un détail flou sur le cadran d'un autre photographe. Antonioni nous fait rêver d'une nouvelle culture, de changements radicaux, et nous le fait savoir.
Blow-Up est un film exceptionnel en cela qu'il est inépuisable. Ses différents degrés de lecture en font une œuvre totale.

C'est à la fois un thriller dont on essaie de découvrir le fin mot ; une aventure initiatique pour le personnage ; un questionnement sans fin pour le public sur le vrai, le faux, le réel, le perçu qui nous force à dépasser une vision trop rangée de la société ; enfin, c'est aussi une véritable peinture en mouvement dont les plans magnifiquement pensés et aux couleurs frappantes font d'Antonioni un artiste complet.

SabineJulia
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le 5 avr. 2016

Critique lue 399 fois

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Sabine Julia

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