Bruegel, le moulin et la croix par ChristopheL1
Bruegel, le moulin et la croix fait partie de ces œuvres conceptuelles laissant rarement le spectateur indifférent : cela passe ou ça casse. Je ne serais pas honnête en ne reconnaissant pas avoir été déconcerté par les premières minutes de ce film. J'avoue même avoir été au bord de la rupture. Pourtant, au final, cette expérience m'a séduit. J'ai vu dans cet exercice un lien avec L'arche russe d'Alexandre Sokourov, que j'ai chroniqué il y a peu. Tous les deux sont bâtis sur un tour de force technique et des choix esthétiques radicaux. Et si l'un nous propose une plongée dans l'histoire et la culture russe au travers d'un lieu symbolique, l'autre nous immerge dans l'un des tableaux les plus énigmatiques de l'art flamand, Le Portement de croix de Pieter Bruegel l'Ancien (1564), un thème pictural très répandu (Albrecht Dürer, Matthias Grünewald, Jérôme Bosch ont laissé sur ce sujet des chefs-d'œuvre), mais que le peintre brabançon illustre d'une manière singulière, le principal protagoniste de la scène, le Christ, étant perdu dans l'immense perspective qu'il construit. Il n'en est pas moins au centre de la toile tissée par l'artiste, pour reprendre une belle analogie du film.
Le scénario de Bruegel, le moulin et la croix, coécrit par Lech Majewski et l'historien d'art Michael Francis Gibson, auteur d'une analyse du Portement de croix (The way to calvary), suit le parcours d'une douzaine de personnages parmi les cinq cents qui composent ce tableau : Jésus, la Vierge Marie, le marchand Nicolaes Jonghelinck, ami et mécène du peintre (il possédait seize œuvres du maître, dont Le Portement de croix et La tour de Babel), une troupe de cavaliers, un meunier...
Le calvaire du Christ sert de prétexte à Bruegel pour témoigner de la situation politique troublée des Flandres sous domination espagnole. Sous le règne de Philippe II s'exerça en effet une véritable terreur, en particulier à l'égard des hérétiques protestants. Ce qu'illustrent plusieurs séquences du film, d'une cruauté sans concession qui n'a rien à envier au Salò de Pasolini : l'homme supplicié sur une roue sous le regard de son épouse, et dont le visage est dévoré par les corbeaux, la femme enterrée vivante... Le martyr du Christ dépeint sur la toile est à l'image de celui de la population flamande décrit dans Bruegel...
La photographie de Lech Majewski (artiste complet, il est également l'auteur de la musique et est intervenu comme sound designer) et d'Adam Sikora -on lui doit cette année Essentiel killing de Jerzy Skolimowski- est somptueuse. Evidemment très picturale, elle me rappelle par certains aspects celle de Jack Cardiff sur Le narcisse noir. La palette du cinéaste polonais n'est certes pas aussi flamboyante que celle du chef opérateur britannique. Les tuniques rouges de la soldatesque espagnole n'en évoquent pas moins la robe pourpre de sœur Ruth, dans le final du chef-d'œuvre de Powell et Pressburger. Tout comme le hennin de la Vierge répond à la transparence éburnéenne des voiles de sœur Clodagh. De la même manière, on peut établir un parallèle esthétique entre les décors peints de Bruegel et les matt paintings de Walter Percy Day.
Le travail sur les sons est également impressionnant, notamment dans les scènes se déroulant dans le moulin. Les pas du meunier sur les marches de l'escalier menant à la plateforme du bâtiment, le grincement des engrenages, le claquement de la toile des ailes confèrent à l'édifice une double dimension : fantastique, pour ne pas dire démoniaque, dans ses entrailles grondantes et expressionnistes, spirituelle et divine dans sa partie aérienne noyée dans une pâleur de limbes. Sans cesse en mouvement, il est comme une métaphore du cosmos...
Au final, Bruegel, le moulin et la croix est un joyau, une expérience visuelle enthousiasmante. On lui reprochera seulement sa radicalité, qui rend cette œuvre assez peu accessible. Comme pouvait l'être, par exemple, La grotte des rêves perdus d'Herzog...