Au début du film je me disais : voilà, je pense que c'est clair, De Palma n'est pas mon copain. Chez lui, et c'est la première fois que je vois cela dans un film, la mise en scène raconte une histoire qui n'est qu'à elle, qui est sa propre histoire. Une histoire tournée vers elle, qui se parle à elle même. Tandis que le film, à côté, ne vit pas, ne marche pas. A côté, la mise en scène triomphe (ces plans d'une composition superbe, ces travellings...) et les personnages semblent délaissés, abandonnés, voués à être des pions dans la maestria technique de son auteur.
J'ai commencé par le trouver vide, ce bal du diable, vain, très vain. Et puis j'ai vu l'alignement des plans, j'ai vu cet écran se scinder en deux, ce sceau qui tombe sur le visage de l'héroïne, quelque chose qui passe, un frisson de terreur sublime, traverser le visage blême de Sissi Spacek. J'ai compris ce que ce film parfait, jouant la sur-maitrise comme les doigts d'un élève courent jusqu'au piano pour jouer son classique, avait d'impur et de glauque, d'imparfait et de magique.
J'ai d'abord cru que De Palma ne savait pas filmer des personnages, mais il s'est révélé qu'il faisait quelque chose de plus beau encore : que cette mise en scène qui raconte une autre histoire, c'était l'histoire du film tels que les personnages la voyaient. Ainsi, "Carrie" est un film qui se passe dans les yeux de Carrie. Pas ailleurs. Sa stylisation tire vers l'abstraction, ses mouvements de grue mécaniques adviennent à son visage et devinent la colère. Le goût et la couleur du sang se déversent à l'image et tout le monde crève, percé, assassiné, rué de coups. C'est le chaos à l'écran, tout se désordonne, se floute, se perd, se démultiplie - split screen. Pour deviner le vertige d'une danse, la caméra tourne et dessine des formes inconnus, des virages soudain, des envolées absconses : Carrie est au bal mais le diable est avec elle, Brian de Palma est avec elle, et il filme ce diable.
Ce "too mutch" clinquant, cette brillance sur l'écran, cette lame polie qui se reflète dans la chair de la mère, c'est Carrie qui le voit et le produit. "Carrie" est un film de Carrie. Son désordre n'appartient qu'à elle, c'est elle qui le mène, qui le dirige, qui use de ses pouvoirs pour en forcer la direction. De Palma est celui qui lui donne forme, se charge d'incarner sa tristesse et sa haine.
Je vois ce film et je suis dans la tête de Carrie, je suis dans ses yeux, je regarde son visage qui s'illumine à la destruction de tout. Je suis avec elle, je ressens chaque chose qui la traverse, chaque peur, chaque humiliation, chaque désir de vengeance. Et ce sentiment là, de la suivre jusqu'au délire, c'est la plus belle chose qui puisse arriver à un personnage.
Au début, Carrie est dans la douche, sous sa cuisse coule un sang pour la première fois. Dans ces yeux quelque chose apparait. Un trouble, une angoisse, une peur toute adolescente : Carrie est un film sur le trouble d'un âge, spectre des images qui nous apparaissent alors et qu'il faut accepter de jeter aux ordures pour grandir. "Carrie" est une poubelle magnifique de déchets en tous genres, d'ordures puantes et crasses, de sang coulé et de dégueulasseries variées, d'idées noirs chassées ou enfouies sous la puissance des flammes, de silhouettes qui se cherchent au bord du précipice. C'est crade et c'est grandiose.