Il est des films dont l’euphorie qu’ils procurent ne se dément pas des jours après leur visionnage. Leur humour irrésistible, leur originalité, leur profondeur en font des objets poétiques absolument uniques, inégalables. Chungking Express et sa fraîcheur, sa candeur, son énergie, son inventivité, sa logique affective et onirique propre, appartient à cette catégorie-là. C’est un film sans équivalent, un ovni dessinant sur les visages de spectateurs béats d’admiration un sourire qui redonne foi dans les pouvoirs du cinéma.


Le film débute sur une course poursuite dans les bas-fonds hongkongais. L’agitation urbaine définit un monde réticulaire, où le mouvement se confond avec la frénésie qui dépossède l’individu de sa capacité à l’introspection. Ce montage haché, ces images qui se fixent sur la rétine pour aussitôt disparaitre évoquent l’idée d’une vision fuyante, de l’incapacité pour un individu d’agencer ce flux de sensation en une perception cohérente. Si aucune perception fiable, assurée du monde n’est possible, c’est que ce dernier noie les individualités dans un système d’interdépendance où l’homme ne peut jamais s’affirmer librement. Pour s’accomplir, il faut alors non plus subir le monde, mais le réinventer.


Et c’est là où la poésie du film le rend absolument séduisant. Chungking Express représente un espace qui n’est pas un monde de la technique et de la consommation, mais un monde de l’imaginaire et des objets. Plus précisément, le film pervertit les fonctions traditionnellement attribuées aux objets du quotidien pour les dessaisir de leur utilité fonctionnelle, afin de laisser aux individus le choix d’en redéfinir les fins. Ce monde d’objets soustrait à ces derniers leur intentionnalité première, afin qu’ils ne soient non plus gouvernés par un système logique et marchand, mais selon des relations affectives qui les humanisent. Ainsi, les objets peuvent-ils être personnifiés, dotés de sentiments, d’émotions, ou alors agir comme de pures surfaces chromatiques, qui deviennent des révélateurs des états mentaux des personnages. Dans Chungking Express, les panneaux publicitaires ne sont jamais perçus comme des placements de produits mais comme des objets dotés d’un pouvoir d’esthétisation à même de donner à l’ensemble une identité visuelle forte, colorée, laissant entrevoir dans la nuit des zones de lumières capables d’éveiller les sens des individus. Les objets retrouvent leur "concrétudes", et sont chargés d’une signification décidée à la fois par le spectateur et par les personnages qui en réinventent la fonction et en déterminent de nouveaux usages.


C’est cette liberté laissée à l’homme de redéfinir le Réel comme un espace perceptif guidé par ses émotions et sa créativité qui personnellement me fascine dans le film. Ce dernier se laisse porter par une âme d’enfance qui sait insuffler de la légèreté au milieu des drames de la vie humaine. Cette âme d’enfance, c’est bien évidemment la candeur des personnages, mais aussi une façon dans le film de ne pas questionner la pertinence de ses choix, de laisser une certaine spontanéité établir des associations d’idées sans que la Raison ne vienne en décréter la validité et la cohérence. Le monde de Chungking Express est à ce titre proprement féerique, il ne veut pas qu’on lui dicte de l’extérieur, au nom de la rationalité, ce qui peut ou non être fait, mais se laisse tout simplement aller librement à ses envies. D’où ces multiples éléments de caractérisation insolites : écouter fort de la musique, c’est pour se reposer l’esprit. Ranger chez soi, c’est préparer une piste d’atterrissage fictif. La voix off elle-même n’est soumise à aucune logique déterminée. Elle peut être au passé, au présent, au futur, témoigner de choses banales, de phrases simples mais au combien significatives, tout comme se montrer prédictive.


Le film file les métaphores, joue des répétitions de mêmes motifs visuels pour conférer à l’espace une épaisseur poétique. Il y a une surcharge créative qui secoue frénétiquement l’espace, une multiplication des jeux sur la répétition des musiques, la polysémie des objets, des figures, des thèmes et leur face duale et réversible (une hôtesse de l’air peut signifier la nostalgie d’une époque révolue et l’éloignement de l’Amour tout comme à la fin du film la promesse d’un avenir commun dans les cimes du bonheur. Un téléphone confronte d’abord l’individu à sa solitude, puis finit par au contraire l’y extraire). Tous ces éléments établissent des correspondances avec des états d’esprit qui replient l’espace sur lui-même non pas tant pour le rendre oppressant ou asphyxiant, mais, au contraire, pour en creuser la profondeur poétique. Cette unité de lieu porte à son point d’incandescence cette idée que le Réel, pour être découvert, n’a pas être parcouru dans une quête perpétuelle et sans fin de ses espaces géographiques, de ses « zones de réalité » mais doit être localement creusé, approfondi pour en percevoir le pouvoir d’élévation. L’individu doit constituer le Réel en monde pour soi, un monde dans lequel il redéfinit les rapports entre les parties aux guises de ses rencontres, des imprévus, et de la nouvelle affectivité dont peuvent à chaque instant se charger les objets du quotidien en fonction des aléas de la vie.


Chungking Express me semble travailler par deux forces non pas tant antagonistes que nécessaires l’une à l’autre. La première force est celle de la dépense énergétique qui trouve son moyen d’expression privilégié dans la course. Les deux premiers personnages du film courent pour des raisons différentes mais néanmoins motivées par leur fonction dans l’espace social. L’un doit poursuivre des malfrats, l’autre doit diriger d’une main ferme son entreprise mafieuse. Ce mouvement perpétuel empêche néanmoins toute relation humaine de se constituer puisque les rencontres ne sont pas le fruit du hasard, mais des impératifs de leur travail. Cependant, la perte de l’être aimé tout comme la perte de la marchandise amènent les individus à redéfinir leur rapport à cet effort physique. Désormais, c’est pour évacuer sa douleur que le matricule 223 coure, tandis que c’est pour retrouver les « traîtres » que la fille entame ses recherches périlleuses. Dans les deux cas, il y a un dérèglement de l’ordre logique des choses, et le même effort (courir) prend une signification différente. Les deux personnages s’approprient le motif de la course à la suite de l’épreuve de la perte qui leur fait prendre conscience de leur insertion ratée dans le monde. Cette prise de conscience les place néanmoins dans une position de victime ; ils subissent le Réel. Ils tournent en rond : l’agent ne peut que s’épuiser dans des courses circulaires autour du stade, dans des rituels qui rejouent chaque jour le même acte par lequel il convoque le souvenir de sa bien-aimée dans l’espoir de la voir revenir (les boites de conserves) et la fille s’engage dans une route vengeresse qui ne peut que conduire sur une vendetta perpétuelle, un retour du même. Pour que ces courses ne soient pas qu’une pure dépense énergétique qui emprisonne les individus dans des circuits fermés (la vengeance permanente, la nostalgie et le chagrin amoureux), il faut que les trajectoires soient un moment freinées par le hasard et les rencontres lumineuses qu’il rend possible. Il faut sortir de cette prison affective qui n’offre pas à l’individu d’autres horizons que sa propre solitude par l’éclat d’une rencontre qui brise le cercle de la répétition et des rituels pour laisser entrevoir une piste non pas circulaire, mais linéaire : celle du décollage.


Et c’est là que se fait jour la deuxième force du film : la force aérienne d’élévation. La fin de la première partie symbolise, avec cet arrêt sur image au moment d’une nouvelle rencontre, ces évènements qui, dans une vie, ont une importance capitale en ce qu’ils sont chargés de virtualités que les individus actualiseront ou non. Ces points d’intercession entre différentes trajectoires ouvrent sur un temps suspendu, où se devine tout le poids de l’avenir et de ses incertitudes, les possibilités de réinvention qu’il offre, l’influence que nos choix auront sur notre moi futur. Si WKW aime à mettre en scène des occasions ratées, des histoires d’amour qui ne peuvent se déployer et sont comme sans cesse ramenées et fixées à leur point de départ, au commencement, c’est qu’il accorde à l’évènement inaugural, celui de la rencontre, un statut à part, celui d’une expérience matricielle qui sera à tout jamais associée à la fois à l’idée d’un avenir qui pourrait être plus heureux, et en même temps à un passé source de nostalgie, de désespoir amoureux, de tristesse à sa simple évocation. Quoi qu’il en soit, cette rencontre ouvre sur une piste par laquelle l’individu pourra sortir de sa torpeur en s’élevant, en se réinventant, en retrouvant un bonheur qu’il croyait disparu après de terribles échecs sentimentaux. La deuxième partie du film joue de cette dialectique entre d’un côté la pesanteur terrestre, la nostalgie et la prison des souvenirs, et de l’autre cette force aérienne, vivante, joyeuse, ludique incarnée par le personnage solaire de Faye, par opposition au personnage lunaire de matricule 223. Son passé n’est pas connu : elle est une pure présence, un pur enchantement, un déferlement de joie et de bonheur qui ébranle les fondations mêmes du matricule 633 au point de l’amener à se transformer, en substituant au costume de policier celui de chef de fast-food.


Là encore, on voit que se réinventer ne signifie pas rompre avec le passé, mais au contraire trouver dans ce que l’on connait une nouvelle beauté et utilité. Le restaurant qui ne servait qu’à se ravitailler devient désormais un espace à s’approprier dans l’attente de sa promise. Une feuille de papier n’est plus le témoignage d’une rupture et d’un passé irrévocable mais la possibilité d’un futur nouveau (écrire soi-même la destination qui sera la nôtre). Il ne s’agit plus de courir jusqu’à en perdre tout repère ou se murer dans la répétition de rituels immuables comme dans la première partie, mais bien de donner une fonction nouvelle aux objets et images du quotidien, d’en redéfinir le sens, les facettes, comme si l’extériorité, le monde pouvait devenir l’émanation de notre liberté créatrice. Il ne faut plus subir le Réel, mais le transformer, en faire un objet de rêverie, pour y percevoir les merveilles derrières les douleurs de la vie. Tout l’enjeu du film est donc de permettre aux individus de réellement habiter le monde, et non plus de subir, par la prédominance de l’imaginaire, de la rêverie et de l’insolite sur les logiques fonctionnelle, utilitaristes et marchande d’une société régie par la rationalité technique et les malheurs affectifs. Ainsi, aux premières images désordonnées, incapables de fixer une représentation cohérente d’un univers sensible qui excède toute possibilité de contrôle (l’enfer urbain et son rythme de vie effréné), répond un dernier plan où l’avenir est à inventer, où le monde peut enfin satisfaire nos rêves et attentes, et où l’individu peut paradoxalement, en raison d’un ancrage renforcé, personnel et poétique dans un espace, enfin s’envoler vers les hauteurs de l’imaginaire amoureux.

Sartorious
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le 23 oct. 2017

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