Coup de Cœur était peut-être ma plus grosse envie chez Coppola après avoir vu Conversation secrète.


Ce qu'il faut bien comprendre avec Coppola, c'est que, contrairement à la très grande majorité de ses contemporains, il n'a jamais véritablement eu de style propre. Ce qui ne l'empêche pas de manier presque tous les styles avec une virtuosité incroyable.
Mais il y a donc très peu de films de Francis F. où il adopte un style entièrement libre. Coup de Cœur succède directement à Apocalypse Now, à une époque où Coppola est maître de ses mouvements, et décide, comme dans un rêve de grand gamin (à la Kane, quoi !), de s'acheter tout un studio, pour pouvoir faire absolument tout ce dont il a envie. C'est aussi l'époque où il s'approche le plus de la mégalomanie que les rumeurs lui ont parfois prêtée.
Dans toute sa carrière, Coppola a cherché à expérimenter, à innover. C'est une espèce de lubie qui le prend par moment, et qui rejoint ses travers mégalomaniaques. Ce coup-ci, il essaye de créer le cinéma électronique, informatique, avant l'heure.
Pendant le tournage, Coppola est donc dans une régie centrale, jamais derrière la caméra. Grâce à des retours en vidéo (en caméra "télé"), il peut voir tout ce qu'il se passe sur le plateau, ordonner les plans comme il le souhaite, et commencer déjà à penser le montage sur l'ordinateur (avec la vidéo, pour après appliquer les idées trouvées à la pellicule). Il peut même préparer ses plans à la vidéo tout seul dans son coin, balancer les lumières comme il veut, filmer avec plusieurs caméras à la fois, etc.
Il en résulte que le film est incroyablement artificiel, au découpage parfois étrange, mais, à mon sens, d'une virtuosité et d'une maîtrise, et d'une beauté inhabituelles.


Certains diront que Coppola délaisse ses personnages et ses acteurs pour ne plus faire qu'une vaste pub de son système de tournage (qui s'avérera économiquement catastrophique). Mais ce n'est pas du tout mon point de vue.
Même en les noyant sous les lumières irréelles, le réalisateur garde selon moi une sincère sympathie pour ses personnages, et filme cette histoire d'amour relativement banale, mais tout de même efficace, avec franchise. L'intrigue est donc celle d'un couple, persuadé, à grands coups d'engueulades, qu'il a fait son temps, qui se sépare et part s'égarer auprès d'amourettes avec de pseudo-vedettes du Strip, dans un Las Vegas halluciné. Et c'est d'ailleurs dans un autre espace halluciné, la jungle philippine du tournage d'Apocalypse Now, que Pépère se serait laissé aller lui aussi à une aventure extra-conjugale, dont il s'est visiblement inspiré. Loin de délaisser cet argument de comédie romantique, Francis Ford en vient même à jouer avec les codes du genre, notamment en poussant les légèretés du romantisme vers un amour fou obsessionnel (la folie étant jusqu'alors un de ses thèmes favoris), vers le final, et faisant prendre aux aventures d'un soir l'allure d'un choix existentiel. À noter aussi, surgie de nul part, une des scènes les plus cartoonesques que j'ai pu voir au cinéma !
Coppola, qui est, malgré ses ambitions innovatrices, totalement obsédé par l'Âge d'or d'Hollywood et de Broadway à cette époque là, choisi de faire de son film une comédie musicale.
Mais une comédie musicale vraiment particulière, puisqu'à aucun moment les personnages principaux du film n'ont le droit à un numéro musical. En fait, tout le long, Tom Waits et une chanteuse country (à juste titre peu connue de par chez nous), Crystal Gayle, poussent la chansonnette, en commentant l'action et exprimant les pensées respectives de Frederic Forrest et de Teri Garr, le couple en question. Une sorte de comédie musicale en off.
Si ce concept-là marche bien, la chanson de Tom Waits en elle-même est sûrement le plus gros défaut du film. Sa voix rocailleuse et le timbre country de sa partenaire peuvent agacer, la mélodie est redondante sans être terrible, et les paroles sont parfois d'une connerie sans bornes.


Mais ce qui fait que le film passe à une dimension supérieure, en tant que comédie musicale, c'est la façon dont Coppola cherche peut-être pour la première fois un véritable équivalent cinématographique à celle-ci. Au lieu de se contenter de faire un film avec des numéros musicaux comme Singing in the Rain, ou à la limite un truc un petit peu plus théâtral comme West Side Story, Coppola, à l'aide d'une Steadycam rudement bien utilisée, donne à son montage et à ses cadrages, un aspect mélodique, symphonique, envoûtant, tout ce que vous voulez. C'est aussi cette façon dont le destin, les séquences, les plans, des deux destinées s'entremêlent avec la fluidité et l'harmonie des deux chants "off". La caméra est en mouvement permanent, et traverse les espaces en fonction des tournures de la musique, créant au gré des vers et des airs, sa propre réalité, où la transmission des émotions prime sur la linéarité.
Bref, vous l'aurez vu, cette dernière impression repose plus sur l'expérience éprouvée devant le film que sur de stricts faits techniques, mais il y a vraiment un petit quelque chose dans ce sens.


Francichou avait lui-même décrit son film comme un film "sur les néons", et on comprend pourquoi.
La nuit est quasiment éternelle dans le Vegas de Coppola, où seuls les éclairages rutilants des casinos éclairent le Strip déchaîné en ce soir de 4 Juillet. Même le Soleil couchant est outrageusement un gigantesque projo à la lumière orangée, et nombreuses sont les scènes entièrement éclairées en rouge ou en vert, parfois sans raison (si ce n'est encore une fois chercher à transmettre l'émotion à la manière d'un orchestre symphonique).
Alors, évidemment, c'est un peu kitsch, comme parfois avec Coppola, mais de manière générale, le film est absolument magnifique, et ne ressemble à rien d'autre.
Sauf peut-être par moment, au milieu d'une légère brise faisant voleter les vieux journaux dans le quartier résidentiel désertique où vit notre couple, sous l'atmosphère du crépuscule, à certaines scènes du grand frère, Apocalypse Now.
Tout y est artificiel, théâtralisé à l'extrême, agencé, filmé, monté avec une virtuosité tapageuse. Bien avant les films sur fond bleu de notre époque, et avec autrement plus d'audace stylistique qu'à l'Âge d'or, Coppola revisite la réalité et l'espace-temps depuis son studio. Pour finalement créer un objet filmique total. Avec ses défauts inhérents, certes, mais le geste lui-même à de quoi souffler, si on sait s'y laisser porter.
Et c'est avec une fierté toute particulière qu'à la fin, lorsque le rideau tombe sur le plateau, apparaît à l'écran : « Filmed entirely on the Stages of Zoetrope Studios ».


Le film fut un échec total à sa sortie. Coppola dut revendre presque aussitôt ses studios, et fut très gravement endetté jusqu'au succès de Dracula, une dizaine d'année plus tard.

LeRossignol
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le 28 oct. 2014

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