Tourné sur quatre longues années par un jeune réalisateur avec plus de 700 acteurs, Crosswind est un objet filmique unique, inédit, bouleversant de vérité, qui a failli ne pas aboutir par manque d’argent, son originalité étant à l’égale de la méfiance des financeurs.
Le point fort du film est une forme qui est en totale résonnance avec le fond, une réponse brillante que le cinéaste Martti Helde a trouvée à la question de la représentation de la douleur et de la souffrance de ses ancêtres baltes, estoniens notamment, déportés en masse en Sibérie par le pouvoir stalinien pour de tristes raisons de purge.

Alors que nos livres d’histoire ont donné une matière foisonnante pour rapporter l’Holocauste perpétré par Hitler, cette déportation de masse des habitants des pays baltes entre 1941 et 1955, un demi-million de lituaniens, lettons et estoniens, a fait l’objet de publications bien plus discrètes. Ces milliers de paysans (ces « koulaks », ces « ennemis du peuple » selon le pouvoir soviétique), arrachés de leur terre et implantés dans de contrées inhospitalières dans le cadre de la politique de collectivisation stalinienne, des milliers de familles déchirées, anéanties. Un pan d’histoire plutôt méconnu, et pourtant, l’horreur était là, et c’est à un véritable devoir de mémoire que Martti Helde s’est attaqué en réalisant son film. Son film est le premier sur le sujet, l’indépendance des pays baltes ne datant « que » de 1991, et le sujet ayant été plus que tabou jusque là.

Débutant de manière bucolique en 1941 avec la famille de Heldur, une famille heureuse, unie, dans un coin idyllique de leur Estonie natale, le film annonce d’emblée une forme différente puisqu’en guise de dialogue, Laura Peterson, l’actrice qui interprète le rôle de l’épouse Erna, lit en voix-off de lettres réelles qu’elle a envoyées à son mari depuis le camp de Sibérie (en réalité de plusieurs familles différentes interrogées par Martti Helde). Cette absence de dialogue est cependant compensée par les gros plans en noir et blanc du chef opérateur Erik Põllumaa : un sourire éclatant, un nœud dans une robe symbolique de leur lien, ou encore une caresse sur la joue, notamment cette scène où les trois membres de la famille s’amusent à cache-cache avec le linge qui vole au vent, une scène qui n’est pas sans rappeler dans son côté organique une scène tirée de The tree of Life de Terrence Malick, d’autant que dans ces jours heureux, Laura Petersonn montre une ressemblance certaine avec Jessica Chastain.

Très vite cependant, Martti Helde entre dans le vif du sujet, puisque depuis l’arrestation de Heldur et de sa famille, jusqu’à la libération finale en dehors de ces kolkhozes forcés érigés au milieu de nulle part, à Novosibirsk pour Erna et sa fille Eliide, plus aucun mouvement ne sera observé dans le film ou à peine le souffle de quelque chose qui montre que la vie est là , malgré tout : le réalisateur va créer une succession de magnifiques longs plans-séquences d’une caméra qui voyage à l’intérieur d’incroyables tableaux vivants, treize exactement, relatant leur séjour, ainsi que de centaines de déportés, dans les wagons puis les camps à ciel ouvert qui étaient leur résidence pendant plus d’une quinzaine d’années. Chaque scène immobile raconte une douleur, une souffrance : la faim, la maladie, la solitude, la fatigue, la mort. Mais ceux qui restent debout, à l’instar d’Erna, ne perdent jamais espoir de revoir leur pays, leur mari, leur père, Les très nombreux acteurs sont le plus souvent figés dans une position de stupeur, d’hébétude ou de résignation. Magnifiquement éclairés, ces plans-séquences sont souvent filmés en lents travellings arrière qui rendent une impression saisissante de la masse et du nombre des deportés. L’actrice raconte ce funeste séjour et ces vies volées d’une voix douce en contradiction avec la dureté de ce qu’on voit à l’image, une voix douce qui comme le reste du dispositif de Martti Helde, invite à tendre l’oreille et à prêter son. La musique de Pärt Uusberg, composée de beaucoup de chant choral est poignante, simple, mais émouvante.
Le Chef opérateur , qui ne cache pas son admiration pour le hongrois Belà Tarr, craignait que le film, par trop de beauté, ne devienne anecdotique dans son propos. Mais il n’en est rien, tant la beauté est mise au service de l’hommage rendu, le sensationnalisme de la forme veut nous montrer, certes de manière un peu didactique (puisque Helde souhaite que les élèves estoniens puissent voir son film en nombre), la chape de plomb que ces années-là furent pour ses ancêtres. Les acteurs ne reprennent en effet brièvement vie qu’à la toute fin du film, quand enfin ceux qui ont pu, et/ou voulu rentrer dans leur pays natal arrivent en gare dans un voyage retour plein d’espoir.

Crosswind est un film expérimental qui défriche une forme nouvelle de cinéma. Martti Helde n’a pas trente ans, mais il a déjà produit avec Crosswind l’œuvre remarquable d’un cinéaste exigeant, qui possède à la fois la maîtrise et la sensibilité.
Bea_Dls
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le 22 mars 2015

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Bea Dls

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