Un film fascinant : vous voilà embarqués à bord d’une histoire pas banale menée par John Boorman à partir du roman éponyme de James Dickey. Histoire pas banale car le personnage principal n’est pas Burt Reynolds, décédé il y a peu, ou un de ses trois coéquipiers invités à descendre une rivière condamnée par la construction d’un barrage. Non, le personnage principal, et certainement pas le héros, d’ailleurs, nous en reparlerons, c’est justement la rivière. La Chattooga, qui d’ailleurs ne ménagea pas les acteurs, puisque Burt Reynolds se fêla le coccyx en chutant d’une cascade et que Ned Beatty manqua de finir noyé. La rivière donc comme personnage majeur, car Boorman nous propose une représentation animiste de la nature.


Ce n’est pas la première ou la dernière fois chez Boorman qu’il question de la Nature, et plus précisément de la place de l’homme face à la nature ou en son sein. Boorman, dans ses mémoires, indique que les thèmes du roman de James Dickey coïncidaient avec ses propres problématiques : « les rapports de l’homme avec la nature, la tentative pour retrouver une harmonie perdue, la colère de la Terre devant sa spoliation par l’humanité » (Aventures, p 243). Il y raconte ses rapports difficiles avec Dickey, et l’on voit qu’il s’agit plus que d’une adaptation, les choix de Boorman divergeant fortement de ce qu’aurait souhaité Dickey, notamment pour l’ouverture et la conclusion du film. Boorman entre en effet de plein pied dans son sujet en ne reprenant pas du tout la description des quatre personnages principaux à Atlanta. Les premières images montrent en effet la rivière menacée par l’homme, on le comprend de suite avec le discours de Lewis. Pour le final, Dickey considérait le personnage de Ed fortifié tandis que Boorman refusait le « mythe de la régénération par la violence », d’où la scène finale où Ed est hanté par ses actes passés.


Mais revenons à la question de la nature. Ce qui est appréciable ici, c’est qu’on est loin du mythe de la nature accueillante : la nature, qui comprend la rivière et la forêt qui la jouxte, très touffue, mais aussi les hommes qui habitent là, cette nature est hostile, elle est belle et bien vivante, et elle se rebelle. Certes, Boorman porte un discours très critique sur les Etats-Unis, sur la civilisation, sur ces citadins qui ont besoin de détruire la nature par un barrage pour pouvoir disposer de suffisamment d’électricité pour alimenter leurs climatiseurs, comme le dit Lewis. On a là un discours écologique dénonçant la destruction de la nature au profit de la « civilisation », du confort des hommes. Un discours encore plus d’actualité aujourd’hui.


Mais la nature, attaquée, n’est pas idéalisée, et on peut d’ailleurs reprocher à Boorman sa présentation misérabiliste des habitants de ce coin reculé de Géorgie, ces hillbillies pauvres et dégénérés, frustes et violents. D’ailleurs, Boorman et ses collaborateurs ont fait d’importantes recherches parmi les habitants du coin pour trouver ce qu’ils cherchaient, un gamin qui ait une vraie tête de dégénéré ; ils cherchaient un joueur de banjo, mais Billy Redden avait la tête qu’il fallait, on trouva une astuce pour faire jouer derrière lui un enfant qui savait manier l’instrument. C’est très discutable sur un plan éthique ou moral. Mais c’est toutefois cette gueule, et ce magnifique air de banjo, qui rend cette scène véritablement culte. Rien que pour cette scène, le film vaut le coup d’œil. Ce qui rattrape un peu Boorman dans cette affaire, c’est que le garçon joue du banjo : malgré sa gueule de dégénéré, il a un talent qui lui permet d’entrer en contact avec un des quatre citadins, à défaut d’ouvrir la bouche. Même si lui et les autres habitants sont présentés de façon très péjorative et assurément caricaturale, cet enfant est capable de jouer magnifiquement.


Au final, les locaux comme les citadins appartiennent à la nature, et ce qui est dérangeant dans ce film, c’est que la violence semble être consubstantielle à la nature et donc à l’homme, qu’il soit un « sauvage » ou un « civilisé », un rural ou un citadin. Là où Boorman met un peu de nuance, c’est que les quatre citadins ne sont pas tous sur la même ligne sur la question de la violence et du rapport à la loi. Là où certains en deviennent prêts à tout pour survivre et s’en tirer sur un plan légal, Drew est le seul à rester droit, mais son destin semble montrer qu’il avait tort… En tout cas, l’homme « civilisé » se pense peut-être supérieur, mais il n’est au final pas si différent des autres, il peut facilement sombrer dans la violence, il est parfois contraint de se remettre à fonctionner selon ses instincts.


Quelle est au fond la vraie nature de l’homme ? L’homme moderne, ici l’Américain qui a construit son pays par la violence envers les Indiens et l’exploitation éhontée du territoire, est-il si différent de l’« homme sauvage », incarné par les montagnards ? Ce qui semble les distinguer n’est-il qu’une illusion ? La réponse de Boorman est claire : quand il est question de survie, la morale n’existe plus (ici, celui qui cherche à la faire vivre est vaincu). Dans son autobiographie, Boorman évoque la « peur inconsciente que suscite la résurgence de la véritable nature de l’homme sauvage. Cet être n’est pas un étranger ; ce n’est ni un Indien, ni un ennemi quelconque. Il s’agit bien de nous » (p 286-287).


C’est là qu’intervient la scène de viol, où, pour la première fois semble-t-il au cinéma, un homme est violé. Dans ce début des années 1970, c’en est un peu fini du flower power, du peace and love, la sexualité doit être montrée de façon plus crue, et plus complète. Peu de temps avant Délivrance, Orange mécanique de Kubrick et Les Chiens de paille de Peckinpah abordaient la question. La nature et l’homme peuvent être malveillants... Au viol de la nature répond le viol de l’homme « civilisé »…


Nous avons donc là un film intéressant, quoique décevant dans sa deuxième partie, survivaliste, qui s’inscrit alors davantage dans l’action que dans la réflexion. Une vision très pessimiste de l’Amérique de l’époque. A n’en pas douter, Boorman pourrait refaire le même film aujourd’hui...

socrate
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le 11 mai 2020

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socrate

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