Les rêves de collégienne ne sont pas faits pour durer...

Équivalent de notre troisième, la huitième est la dernière année de collège pour les petits élèves américains de 13-14 ans avant la grande cour du lycée. Dans notre souvenir d'adulte, le collège reste mine de rien une période aux contours assez flous : d'un côté, les espérances de l'enfance sont encore présentes mais s'évanouissent peu à peu dans le brouillard de la mémoire et, de l'autre, une réalité adulte bien plus rigide et cruelle se fait déjà sentir par cette espèce de mimétisme de plus en plus précoce qu'adopte une nouvelle génération sur celle qui la précède. En ce sens, ce premier film très réussi de Bo Burnham ne va cesser d'impressionner par son regard extrêmement juste porté sur cette transition charnière de notre existence, les aspirations qui la gouvernent et surtout sur ce qu'elle signifie aujourd'hui, en 2018, vis-à-vis de ces adolescents en perte de repères...


Le film débute par une vidéo que poste la jeune Kayla sur sa chaîne YouTube, le message à destination de son audience est simple et dit d'un ton assuré : il faut rester soi-même sans se soucier du regard des autres ! Mais, à peine quelques secondes plus tard, le film nous la dévoile en train de se maquiller avec l'aide de tutos sur Internet et de faire des selfies en y ajoutant tous les filtres Snapchat possibles... Car, non, la jeune fille confiante sur la vidéo n'était pas la véritable Kayla, plutôt sa version rêvée dont les conseils prodigués sont en fait destinés à ce qu'elle est vraiment dans la réalité : une jeune fille introvertie, maladivement angoissée et passant complètement inaperçue aux yeux de ses camarades de classe. Pour échapper à son mal-être, Kayla s'enferme donc dans la virtualité des réseaux sociaux, parfait échappatoire pour se modeler une image fantasmée.
Bo Burnham a l'intelligence de traiter ces réseaux à la fois comme une potentielle cause de la forteresse de solitude de Kayla (face aux standards de beauté figés et à la réalité faussée qu'ils transmettent, le physique "banal" de l'adolescente et les peurs intimes liées à son âge ne peuvent que l'isoler davantage) et une forme de conséquence malsaine car la jeune fille y trouve un refuge en forme de monde imaginaire dont elle ne peut plus s'extirper (son temps libre est passé devant tous les écrans possibles, à l'instar de tout les autres collégiens d'ailleurs). Une chose est sûre, comme le soulignera une superbe séquence où les yeux de l'héroïne ne feront plus qu'un avec ses écrans, elle est sous l'influence constante de ces applications qui l'éloignent toujours un peu plus de la réalité.
En plus de son statut invisible au sein de son collège, le réalisateur nous fait comprendre que ce désir d'échapper au réel est aussi quelque part un moyen pour elle de rester accrocher à ses rêves d'enfant, que l'idéal véhiculé par eux s'est confondu de manière étrange avec la réalité faussée des réseaux sociaux pour fuire un monde adulte prêt à l'avaler. Il faut dire que ce que Bo Burnham en montre à l'écran n'est vraiment pas de l'ordre du rêve : le corps enseignant se résume à une galerie de physiques disgracieux et anachroniques, la violence est présentée comme une banalité avec laquelle ces jeunes doivent vivre en permanence par l'intermédiaire d'exercices à effectuer en cas de fusillades au collège, les tentatives maladroites (mais sincères) du père de Kayla pour se rapprocher de sa fille échouent lamentablement, etc. Bref, ce n'est de toute évidence pas de ce côté que Kayla croyait trouver un soutien mais, par un heureux hasard, l'invitation lancée par une mère à l'adolescente pour qu'elle participe à la fête d'anniversaire de sa fille (la plus populaire du collège) risque bien de tout changer...


À partir de ce moment, Kayla va tenter l'impossible : tenter de gommer son image d'éternelle timide ! À cette pool-party, où se trouve par ailleurs le garçon de ses rêves (enfin correspondant aux canons médiatiques d'un physique parfait et dont Bo Burnham fait quasiment un spot de publicité vivant à chacune de ses apparitions), l'adolescente va prendre sur elle après maintes hésitations et essayer d'interagir enfin vraiment avec ceux qu'elle a côtoyé pendant toutes ses années de collège. Se voyant comme une extraterrestre au milieu des jeunes de son âge, sa perception d'un simple après-midi à la piscine devient, par l'entremise de la caméra de Bo Burnham, une sorte de cirque en représentation avec tous ses freaks dont elle ne peut bien sûr pas faire partie (jolie inversion de point de vue soit dit en passant). Les malaises qui découleront des essais de l'adolescente pour réussir à s'intégrer seront toujours plus exponentiels, comme si le film cherchait à nous montrer que Kayla a loupé le coche pour appartenir à son propre monde et que celui-ci ne la méritait finalement pas en ayant perdu le sens du réel au profit de l'image renvoyée...


Devant ses déconvenues face à tant de superficialité, Kayla va néanmoins rebondir par la découverte d'un nouvel environnement synonyme d'un futur proche. Elle en goûtera les meilleurs contours grâce à sa rencontre avec une personne dont la générosité n'a d'équivalent que l'inconscience de son influence bienveillante sur le devenir de la jeune fille mais aussi les pires avec une ombre prédatrice dans le sillage de la première. À la sortie de cette nouvelle expérience aux extrémités diamétralement opposées, Kayla sera de nouveau perdue, encore un peu plus à même d'abandonner les rêves qui l'avaient guidé jusqu'alors. La dernière partie de "Eighth Grade" la verra alors peu à peu se reconstruire en comprenant que ses désirs les plus innocents ne peuvent plus guider sa raison d'être mais qu'il reste la possibilité d'en fonder de nouveaux, un peu moins naïfs, afin de continuer à évoluer et avoir cette boussole nécessaire à la définition de sa propre existence...


Rarement une chronique adolescente n'aura été traversée d'un tel sentiment de vérité, surtout sur cette tranche de jeunesse laissée la plupart du temps aux comédies potaches ou à des teen-movies aseptisés par le cinéma américain (sans parler des séries). De la révélation Elsie Fisher dans le premier rôle, en passant par le soin d'authenticité pour coller au plus près de l'environnement de cet âge (les dialogues ou les personnalités des protagonistes collent terriblement à la réalité), jusqu'aux velléités visuelles parfois un brin formalistes de son réalisateur mais trouvant toujours une justification pour se rapprocher au maximum des états d'âme de Kayla (n'oublions pas de mentionner également l'excellence de la bande-son pop-électro du long-métrage), "Eighth Grade" est un premier film d'une richesse incroyable, un constat désemparé d'une génération livrée à elle-même dans une notion de réalité n'ayant plus vraiment de frontières face aux artifices qui la consument mais aussi (et surtout) une ode à ceux qui auront la force suffisante d'y survivre en faisant grandir leurs rêves en fonction des expériences aléatoires placées sur la route de leurs existences. Vous l'aurez compris, pour nous, Kayla passe au lycée avec les félicitations du jury dans cette petite pépite qu'est "Eighth Grade" ! À ne pas manquer.

RedArrow
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le 6 mai 2019

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