L'adaptation du roman de Cormac McCarthy, "La Route", par John Hillcoat m'avait laissé un parfum de légère déception : malgré les acteurs, en particulier le toujours excellent Viggo Mortensen, et quelques scènes véritablement réussies (notamment celle, sur le pont, où le personnage du père se débarrasse du dernier souvenir de sa femme -son alliance), le film peinait à rendre la douleur, l'égarement post-apocalyptique de ces deux êtres abandonnés dans un monde ayant cessé d'exister. Je n'attendais donc a priori pas grand chose de ce "Wettest County" au final rebaptisé "Lawless", Terrence Malick acceptant de changer le nom de son film à venir (avec Christian Bale et Ryan Gosling) pour permettre à son ami Hillcoat de titrer ses "hommes sans loi". Mais petit à petit, à mesure que les bande-annonces arrivaient, que le réalisateur parlait un peu plus de son projet, quelques idées intéressantes commencèrent à retenir mon attention : la Prohibition vue comme l'hybridation du western et du film de gangster, le contraste entre la ville et un monde rural enfoncé dans l'Amérique profonde, les questions liées à la fratrie, à la famille, etc. Et puis la présence au casting de l'immense (au propre comme au figuré) Tom Hardy, de Jessica Chastain, ou de Gary Oldman, avait de quoi faire espérer, sinon un grand film, au moins de bons acteurs.
Le problème est que les deux gros défauts du film sont les deux points précédemment cités : scénario et acteur (je ne mets pas le "s" du pluriel, ma critique sera ciblée). Nick Cave compose une magnifique bande-son, qui fait oublier celle, un peu trop "larmes et violons", de "La Route", pour renouer avec la sauvagerie de "L'assassinat de Jesse James". C'est également lui qui s'est chargé du scénario, et force est de constater qu'on peut écrire d'excellentes chansons et se montrer sensiblement moins doué pour l'argument d'un film. L'histoire manque de direction, d'orientation générale, et se montre assez inégale dans le traitement des personnages : Tom Hardy et Jessica Chastain offrent les plus beaux moments du film, très bien servis par un scénario qui, dès qu'il touche à leurs deux personnages, se fait plus fin, plus nuancé, plus intelligent, ou même tout simplement efficace ; scénario qui peine à étreindre complètement l'histoire entre Shia Labeouf et la jeune fille du pasteur incarnée par Mia Wasikowska, hormis la jolie scène avec l'appareil photo, et qui de manière générale s'égare un peu entre différents fils narratifs qu'il peine à tirer jusqu'au bout, voire qu'il laisse subitement tomber.
Mais ce qui véritablement plombe le film comme rarement j'ai pu le voir, c'est le rôle de Guy Pierce, à peu près aussi mal écrit qu'il est mal interprété. On a de la peine pour l'acteur, plutôt bon par ailleurs dans le reste de sa filmographie, lorsqu'on le voit serrer convulsivement la mâchoire, remettre en place sa coiffure impeccablement gominée, ou laisser échapper un petit rire savamment efféminé. Il aurait fallu en faire un tout petit peu moins dans le côté "citadin sadique et visiblement perturbé par une virilité problématique", jouer le rôle sur le mode mineur, moins dans la performance, et plus dans le sous-entendu. Le résultat est d'autant plus cliché qu'en face de cet agent fédéral cruel, pommadé, parfumé, tiré à quatre épingles, se dresse la montagne Tom Hardy, alias Forrest Bondurant, formidable pour le coup en chef de clan taiseux. Non seulement le jeu de Tom Hardy l'emporte, en présence pure, en intensité, sur celui de Guy Pierce, mais l'opposition très schématique des deux personnages donne l'impression agaçante que les vrais hommes, virils donc à peine plus évolués que le sanglier de base, ne vivraient que dans ce décor de western bouseux, tandis que la ville n'enfanterait plus que des avatars de masculinité dégénérée, donc forcément sadique et un peu homo sur les bords. Il aurait fallu étoffer un peu plus le personnage de Gary Oldman, très bon en simili-Al Capone, qui offre en pendant des Bondurant une vision beaucoup plus intéressante du phénomène urbain, et du parallèle campagne/ville, et qui n'aurait pas fait de l'agent Charlie Rakes le représentant dominant du citadin américain.
Ayant liquidé tout ce qui avait pu me gêner dans ce film, et parce que je préfère terminer sur le positif -j'ai, en définitive, apprécié "Lawless"-, je passe aux (très) bons points. John Hillcoat met en scène de manière classique, sans réelle virtuosité esthétique ou narrative, mais réserve quelques belles scènes : le moment où le plus jeune des frères Bondurant voit, comme au cinéma, un vrai gangster cribler de balle une automobile et regagner sa propre voiture en lui faisant un clin d'oeil, instant à partir duquel le petit Jack va tenter de se construire une image de gros dur, par imitation (tout la réflexion sur la virilité de Jack Bondurant est assez intéressante, dans le rapport qu'il peut avoir avec ses deux frères, sur-imposants, déterminés, dans l'ombre desquels il vit depuis toujours) ; l'histoire entre Forrest Bondurant et Maggie, très réussie ; les scènes de violence sont bien menées, rendent exactement la dureté des coups, les craquements, la brutalité de personnages qui vivent quotidiennement dans un monde où la peur que l'on inspire et la force que l'on déploie font la stature d'un homme ; quelques plans assez beaux, comme les jeux d'ombres sur le corps de Maggie lors de la scène où elle se relève dans la nuit, la dernière scène du pont, également intelligente dans la gestion des silhouettes sombres sur fond clair ; la fin, assez belle aussi ; et enfin le comique qui, contre toute attente, ressort du personnage de Tom Hardy, et c'est aussi dans ce travail sur la vulnérabilité d'un homme dont la légende dit qu'il est immortel que le film trouve une vraie force, une vraie émotion.
Enfin, je dirais que pour toutes les pistes qu'il lance, pour toutes les bonnes idées par forcément concrétisées ou menées à bien, le film est réussi jusque dans ses "ratages" : on ne sait pas si on voit un film d'auteur rattrapé par sa dimension hollywoodienne ou bien l'inverse, mais on ne s'ennuie jamais -ce qui est déjà beaucoup- et on se prend, dans les dernières scènes, à vibrer de concert avec ces trois frères que l'on suit depuis le début, on s'est attaché à eux, à quasiment tous les personnages principaux, de Maggie à Cricket, de Forrest à Howard, et c'est déjà quelque chose de parvenir à rendre presque tangibles des individus qui n'ont d'autre existence que sur une pellicule.
MinosMaze
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le 14 sept. 2012

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le 14 sept. 2012

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MinosMaze

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