"Dossier secret/Mr. Arkadin" n'est pas forcément considéré comme un film majeur de Welles. A mon avis à tort. Peut-être parce qu'à l'instar de Don Quichotte, un autre grand film en morceaux, c'est une multitude de films : à cause de la coproduction franco-hispano-suisse, parce que le film a été arraché des mains de Welles au montage, mais aussi à cause de son caractère foutraque, anti-hollywoodien au possible. Un cosmopolitisme exubérant qui se traduit par une galerie de caractères extraordinaires : Akim Tamiroff, personnage de Beckett égaré dans le ghetto, mais aussi Michael Redgrave, Suzanne Flon, et bien d'autres.

Son récit le situe quelque part entre Barbe bleue et un épisode de Corto Maltese qu'Hugo Pratt aurait dessiné sous speed. Barbe bleue, c'est Welles dans le rôle d'Arkadin. Un ogre. Il a la voix grave et le verbe suave. Il parle avec un genre d'accent russe. C'est Ivan Rebroff chez Eisenstein (la voix off, qui sert de fil conducteur au début, nous fait savoir : "il avait une villa à Monte-Carlo et un château en Espagne"). Décrit comme un "thriller", Mr. Arkadin en épouse les ficelles : Guy Van Stratten/Robert Arden enquête avec l'aide de sa girlfriend pour savoir qui est vraiment cet Arkadin, dont personne ne sait d'où vient la fortune.

Mais Welles se sert des codes plutôt qu'il ne leur obéit. Car Van Stratten est un aventurier minable qui ne pense qu'à récupérer de l'argent. Le spectateur moyen peut le percevoir comme beaucoup plus con que la moyenne (en américain gominé, arrogant et tête à claques, Arden est absolument parfait), ce qui lui laisse le privilège d'imaginer autre chose derrière la figure d'Arkadin. Le véritable sujet est annoncé au tout début par une fable (est-elle de Welles ?) : "Jadis un grand roi demanda à un poète : - De tout ce que je possède, que puis-je te donner ? Le poète répondit : - Tout Monseigneur, sauf votre secret". C'est évidemment le thème du secret qui transparaît, mais on décèle aussi très précisément (et c'est aussi le point commun et la différence avec Citizen Kane, auquel le film est comparé : à son désavantage va sans dire) celui de la tyrannie et du mensonge, mais ici comme double face de l'être, comme folie de la recherche simultanée de la vérité et du mensonge.

De sorte que Mr. Arkadin apparaît comme une allégorie (Goya en est d'ailleurs la référence picturale évidente) : Arkadin est à la fois Faust et le diable. Il a le côté effrayant de l'un, pathétique de l'autre. Welles parvient à nous les montrer tous deux en déployant tout un théâtre de Janus dans l'espace qui les sépare, et qui fournit au film sa forme d'enquête/trajectoire autour du monde avec retour au point de départ. D'ailleurs le film est construit comme un intervalle autour d'une image et sa résolution : un avion vole sans pilote. Cette idée, une des plus belles que j'ai vues au cinéma, donne la force de ce film.

Je ne terminerai pas sans évoquer la musique de Paul Misraki : elle emporte le spectateur dans une mazurka pleine de gaieté et d'épouvante : à l'image du film.
Artobal
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes 100 films, et Top 20 films

Créée

le 17 oct. 2022

Modifiée

le 9 mars 2011

Critique lue 1.3K fois

38 j'aime

5 commentaires

Artobal

Écrit par

Critique lue 1.3K fois

38
5

D'autres avis sur Dossier secret

Dossier secret
Sergent_Pepper
8

Personnages en quête de hauteur

Arkadin est un tournant définitif dans le parcours de Welles réalisateur : alors qu’il cachetonne un peu partout en tant qu’acteur, et souvent dans des navets oubliables, son œuvre n’en devient que...

le 27 janv. 2017

29 j'aime

6

Dossier secret
Docteur_Jivago
8

Tout... sauf votre secret !

Orson Welles adapte, met en scène et interprète Dossier Secret, à l'origine un roman de Raymond Chandler, où il nous fait suivre Guy Van Stratten, un aventurier sans scrupules courtisant la fille...

le 23 juil. 2018

21 j'aime

4

Dossier secret
lessthantod
6

Le Citizen Kane du pauvre ?

Dossier secret est le septième film d'Orson Welles. Aprés le tournage chaotique d'Othello (son sixième film), il s'exile pour de bon en Europe, loin d'Hollywood, pensant récupérer le total contrôle...

le 2 août 2022

13 j'aime

8

Du même critique

Le Parrain - 2e Partie
Artobal
9

Merci pour le Coppola

Si le premier Parrain était un "film de parole", mélange entre drame intime et film noir, une histoire de pacte familial transmis dans le sang et les génuflexions (grand film, faut-il le préciser),...

le 17 oct. 2022

87 j'aime

12

Le Voyeur
Artobal
9

Un Tom au-dessus

"Le Voyeur" a brisé la carrière de son réalisateur, Michael Powell, et suscité un déferlement ahurissant contre lui lors de sa sortie, en 1960. Les critiques l'ont reçu comme une pure obscénité, un...

le 17 oct. 2022

62 j'aime

10

Le Grand Sommeil
Artobal
9

Critique de Le Grand Sommeil par Artobal

Ce qu'on aime dans ce film, c'est d'abord (si on a du goût) son cinéaste. Puis, si on a plus de goût, ses acteurs, son histoire et toutes les choses goûteuses qu'il vous offre. Mais alors sur ce...

le 17 oct. 2022

62 j'aime

25