Thriller politique + imbroglio hypnotique = quelque chose d'à moitié convaincant

El Presidente, film passé un poil inaperçu sans grande surprise, est un envoûtant OVNI qui mérite une seconde chance en vidéo. En sachant, de préférence, que l’on s’engage sur un terrain glissant : sa troublante opacité, née de son mariage hélas pas totalement consommé entre fable politique, drame psychologique et odyssée aux frontières du fantastique, est aussi fascinante qu'elle est frustrante.


Ça marche d’un côté, surtout dans ses deux premiers actes, parce qu’une des réussites indéniables du film est son atmosphère, discrètement oppressante, dont la paranoïa gagne progressivement le spectateur, obscurcie par un inquiétant décor enneigé que le réalisateur Santiago Mitre et son chef opérateur transforment en théâtre esthétiquement ensorcelant des péchés refoulés – voir certaines scènes visuellement splendides, comme celle de l'hypnose ou celle du téléphérique. Si le cinéma est avant tout affaire d’apnée, sur ce plan, c’est un accomplissement. Le refus du cinéaste de céder à un genre spécifique, à commencer par le thriller politique, qui est ce à quoi l'on s'attendait, désarçonne jusqu’à un certain point, tant qu’il filme l’action sur le mode du documentaire, caméra à l’épaule, car on se croit dans ce genre, puis des éléments qui lui sont étrangers font leur apparition, et là, rien ne va plus, ce qui n'est pas mauvais en soi : le spectateur DOIT apprécier que rien n’aille plus, tant que le chaos n’est qu’apparent, naturellement. Très vite, l’hôtel perché au sommet de la Cordillère des Andes, à la base un « simple » lieu de rencontre d’hommes d’État, prend des airs d’Overlook hotel, le fantastique de Stanley Kubrick étant, avec celui de Roman Polanski, une des grandes influences de Santiago Mitre. Quand s’amorce le troisième acte, le décor montagneux, dont on pouvait au début du film apprécier innocemment la splendeur, est devenu un personnage à part entière : plutôt que la colline, c’est cette fois-ci la Cordillère qui a des yeux.


Une des autres grandes réussites d’El Presidente, c’est… le président, interprété par le magnétique Ricardo Darin, vu chez nous dans le truculent segment Bombita des Nouveaux Sauvages. Le show de cet acteur, immense star dans son pays, en président « faussement normal » est un plaisir de tous les instants, à la fois incroyablement réaliste en gouvernant (quand il dit « annule la réunion », tu annules la réunion...) et sinistrement cryptique quand s’obscurcit l’atmosphère. Tient-on là le meilleur personnage de président depuis Jeff Bridges dans Manipulations ? Dans tous les cas, quand le réalisateur avance que Darin était le seul comédien argentin doté de « la stature et de l’énergie » nécessaires à l'interprétation d'un tel personnage, on le croit volontiers. À l’écran, l’acteur est bien appuyé par une autre grande pointure, la charmante Erica Rivas, elle aussi remarquée dans Les Nouveaux Sauvages (dernier segment, le chef-d’œuvre Jusqu’à ce que la mort nous sépare), absolument impeccable en soutien de tous les instants, ainsi que par une Dolores Fonzi au talent moins établi, mais qui livre ici une performance impressionnante de charisme dans un rôle de fille de président à l’image de ce dernier : à la fois authentique et surréaliste.


Ça ne marche pas aussi bien de l’autre, hélas : sans (réel) spoiler, le troisième acte est un échec. Il faut dire qu'on en attendait des quasi-miracles, faire en sorte que ce rocambolesque mariage des genres fasse in fine sens et que ce fascinant mystère se lève dans une profusion de révélations renversantes, que les ronds rentrent dans les carrés qui leur étaient assignés… n'était-ce pas trop demander ? Sans doute. Mais Mitre est en faute. Attention, nous ne rejoignons en aucun cas la critique récurrente du rythme et de la substance dramatique du film : non, on ne s’emmerde pas, et si, il se passe des choses, dans El Presidente, car Mitre y a concocté des portraits de personnages consistants, et leur a donné des choses tout aussi consistantes à faire – simplement pas prévisibles comme certains les aiment. En revanche, désolé, Santiago, mais la presse a eu raison de tailler ta décision de ne pas donner à ton film de dénouement digne de ce nom. L’idée d'une fin ouverte où plane toujours le doute n’est pas en soi mauvaise : tout dépend de sa légitimité. Or, que le troisième acte d’El Presidente n’ait pas accompli les miracles espérés signifie une des deux choses suivantes : soit Mitre en a été littéralement incapable malgré toute sa bonne volonté, perdu dans les dédales de son récit trop tordu, pris au piège de sa propre ambition ; soit il a été trop mariole pour son bien, ignorant les attentes de son public pour se branler dans son coin avec son dénouement trop opportunément élusif ; dans tous les cas, tout ce qu’on a au final est un dénouement abrupt qui ne convainc pas du tout. C'est con, parce que les deux premiers actes d'El Presidente, lents certes, mais aussi incroyablement nourrissants, lui valaient un solide 8…


On ne pénalisera cependant pas davantage le film pour cet écueil (bien qu'il soit difficile à ignorer !), ce pour plusieurs raisons, supplémentaires aux qualités susmentionnées. Parce que même en tant que simple thriller politique, indépendamment de ses digressions de genre, il se montre d’une intelligence surprenante sous ses dehors confortables et feutrés : il suffit de voir l’échange sur « l'homme qui travaille » de Marx, ou encore celui sur la manipulation par le politicien des notions hautement relatives de Bien et de Mal, pour constater que Mitre a un peu cogité avant de taper. Le trompe-l’œil anxiogène qui imprègne l'ensemble sied en fait parfaitement à l'idée du pouvoir en politique, où rien ne compte plus que l'image que l'on renvoie aux gens, ses propres enfants inclus (voir le formidable speech du protagoniste principal au diplomate américain, interprété au passage par un Christian fucking Slater en forme). En fait, et c’est un peu un comble, tous captivants que soient son mariage des genres et son élément fantastique, El Presidente s'en serait parfaitement sorti SANS, d'autant plus qu'ils ne valaient pas vraiment leur prix : pas besoin de cette histoire abracadabrante de fille se rappelant des souvenirs incriminant qui ne sont pas les siens pour suggérer que Blanco n'est pas tout... blanc (yay). On peut donc voir le film de Mitre comme une occasion manquée, voire un coup d’épée dans l’eau, mais en parlant d’eau, l’auteur de ces lignes décide de voir le verre à moitié plein, et d’apprécier ce qui reste un objet unique et envoûtant comme peu de films de ce genre le sont.

ScaarAlexander
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le 5 mars 2018

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