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Montage impitoyable



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Dans sa version actuelle, Exodus : Gods and Kings s’apparente un peu à un survol ponctué de quelques zooms. Non pas que Ridley Scott survole son sujet - quoiqu’il a déjà été plus impliqué par ce qu’il faisait, forcément au rythme d’un film par an… -, mais la grande fresque qu’il ambitionnait de faire ici aurait mérité de dépasser les trois heures pour réellement s’épanouir. Le cinéaste l’expliquait lui-même en interview : en regardant ce type de films-fleuves, il faut sentir le temps qui s’écoule, voir les personnages vieillir. Or cette ambition est ici réduite à deux heures et demi, et le moins qu’on puisse dire, c’est que les coupes au montage se font sentir. Ce montage cruel était déjà le principal écueil de Kingdom of Heaven, l’autre grande odyssée du cinéaste. Et il faut espérer que comme celle-ci, Exodus bénéficiera d’une version director’s cut pour lui rendre justice. Car en l’état, c’est un film défiguré (à ce qu’on dit, il manquerait environ 45 minutes).
Au registre des principales victimes du hachoir figurent notamment les personnages secondaires. Ici et là, on a beaucoup parlé du personnage de Sigourney Weaver, qui fait de la figuration. Mais en l’occurrence, celui-ci est très peu important, et ne mérite pas plus de temps à l’écran. C’est juste dommage d’avoir faire appel à une telle actrice pour ça. En revanche, des personnages tels que la mère et la sœur de Moïse, son frère Aaron, le patriarche Noon, la femme de Ramsès, et plus encore Josué (successeur de Moïse) paraissent vraiment sacrifiés. Ce qui, en plus d’être du gâchis de grands acteurs - Ben Kingsley, Aaron Paul, Golshifteh Farahani entre autres -, handicape sérieusement le film qui ne repose dès lors plus que sur les épaules de Christian Bale (Moïse) et Joel Edgerton (Ramsès). Mais là encore, malgré le charisme du premier et le jeu tout en nuances du second, le montage se fait sentir et ne laisse pas assez de temps aux deux frères pour développer leur relation (chose que faisait très bien Le Prince d’Egypte). De même, l’évolution de Moïse, du très terre-à-terre général au prophète illuminé est un peu brusque, même si c’est le principe d’une révélation. Pour le reste, il y a bien ces ellipses très brutales - neuf ans peuvent passer en deux images - , mais elles sont inévitables avec un récit d’une telle ampleur.
Voilà donc pour les principaux problèmes liés au massacre d’un montage forcé de se plier à l’idée, généralement admise à Hollywood aujourd’hui, qu’un film dépassant les deux heures et demie n’est pas rentable (sauf si c’est Peter Jackson qui le fait). Les autres faiblesses du film en revanche, résultent bien de choix, ou en l’occurrence d’un manque de choix, de la part de Ridley Scott.


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Le cul entre deux chaises



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Le premier de ces problèmes est somme toute assez minime, mais il traduit bien l’hésitation qu’a été celle de Ridley Scott dans la façon dont il a abordé son film. Il s’agit de la façon dont Exodus cherche constamment à expliquer les phénomènes provoqués par Yahvé à la fois comme les manifestations de Yahvé et comme des phénomènes naturels, explicables rationnellement. C’est très réussi lorsque le film ménage l’ambiguïté autour du statut de Moïse : vrai prophète ou simple victime d’un coup - de pierre - sur la tête ? Ça fonctionne à peu près pour les dix plaies d’Egypte, sauf l’épisode de l’Ange exterminateur, qui est très réussi mais n’est attribué qu’à Dieu. Mais ça ne tient plus lorsque Moïse et Ramsès sont engloutis par la vague géante et s’en sortent indemnes tous les deux. En effet, seul Dieu à pu faire un tel miracle ; mais alors, pourquoi sauver Ramsès ?
En fait, Ridley Scott essaye de faire le grand écart entre la fidélité au matériel de base et l’iconoclasme. D’un côté, il ambitionne de faire un grand péplum biblique dans la tradition hollywoodienne la plus classique (celle de David W. Griffith et Cecil B. DeMille). Et de l’autre, il voudrait faire avec la mythique histoire de Moïse ce qu’il avait déjà fait avec la légende de Robin des Bois : la réinventer selon une forme moderne et relativement vraisemblable pouvant être à l’origine du mythe. Mais cette ambition est ici avortée. Car au final, le grand film hollywoodien à tendance à écraser la volonté de réinvention. Pour autant, on ne peut pas dire que Ridley Scott ne modernise pas l’épisode biblique.
Sa version de Moïse est en effet autrement plus moderne et aimable que celui joué par Charlton Heston dans Les Dix Commandement (1956). Dans celui-ci, à partir du moment où Moïse embrassait sa destinée de prophète (après l’épisode du buisson ardent), il perdait toute humanité pour devenir un véritable robot, acceptant aveuglément tous ce que faisait son Dieu : c'est-à-dire principalement massacrer. Chez Ridley Scott, Moïse est dans une perpétuelle attitude de doute, et même d’insoumission face à ce dieu vengeur. Ce dernier est d’ailleurs intelligemment représenté sous les traits d’un jeune enfant plus soucieux de se venger de l’Egypte que de sauver son peuple. Aussi, lorsque Ramsès - lui aussi bien plus réussi ici que dans la version de Yul Brynner - demande à son frère ennemi : quel dieu se permet de massacrer des enfants innocents ? L’hésitation de Moïse en dit long. La méfiance du réalisateur - qui se dit agnostique - envers les religions est donc bien là, et bien venue, même si c’est parfois de façon malhabile (dans certains dialogues un peu didactiques).
Mais pour la totale réinvention du péplum biblique, mieux vaut se tourner vers le Noé de Darren Aronofsky. Ridley Scott, lui, préfère s’inscrire dans les pas de David Lean.


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Point de vue olympien



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Les films historiques de Ridley Scott se situent dans l’héritage d’un certain cinéma britannique : celui de David Lean et son Lawrence d’Arabie. Un cinéma qui décrit l’odyssée de nobles personnages plongés dans de grandes aventures, et qui met en valeur l’héroïsme et le sens de l’honneur. Lorsqu’il réalise Les Duelistes, Gladiator, Kingdom of Heaven ou encore Robin des Bois, Ridley Scott cherche à ranimer la flamme de ces œuvres vastes et ambitieuses. Or, ce type de cinéma, aussi humaniste et grandiose soit-il, a une certaine dimension « aristocratique », dans le sens où il ne s’intéresse « qu’aux grands hommes » : des êtres exceptionnels, des individus capables de marquer l’histoire de leurs noms, certes, mais des individus tout de même, et non des peuples. Ce n’est pas un mal en soi, et certains de ces films sont des chefs d’œuvres. Mais dans le cas d’Exodus, cela pose problème.
En effet, le récit de l’Exode est sensé raconter l’histoire du peuple hébreu, mais le film que Ridley Scott en tire ne s’intéresse finalement qu’à Moïse. Bien entendu, c’est un parti pris, un choix : celui de conter la naissance d’un leader. Mais en laissant de côté les hébreux, le film délaisse ce qui motive les actions de son héros, à savoir : libérer son peuple. Ce dernier est présent bien sûr - et peut-être le sera-t-il davantage dans le director’s cut -, mais il ne bénéficie pas d’un vrai traitement. Plus encore, il ne bénéficie pas d’une réelle incarnation. En fait, le réalisateur ne parvient pas à faire ce que John Ford faisait si bien : cette capacité à montrer une communauté en train de vivre, un ensemble d’individus en interaction et avec des personnalités propres. Au lieu de ça, Ridley Scott filme des foules d’anonymes et raconte l’histoire de dieux et de rois.
On en revient donc à cette impression de survol et de zooms. Mais c’est aussi la grande force du film. En prenant de la hauteur, le cinéaste fait ce qu’il sait faire le mieux : mettre en scène le grandiose avec un sens de l’épique et du réalisme proprement inouï. Comme Cecil B. DeMille pour sa première version des Dix Commandements (1922), et à rebours de la tendance actuelle au tout numérique, Ridley Scott n’hésite pas à faire à appel à des cohortes de figurants costumés. Et dans des décors naturels particulièrement bien mis en valeur, il réussit à coordonner tous ce monde pour créer des scènes gigantesques (le tout avec une facilité apparente assez déconcertante). Embrassant l’immensité des espaces, traduisant l’énormité des enjeux, la mise en scène de Ridley Scott ranime par son ampleur la démesure des péplums d’antan (bien aidée en cela par la musique d’Alberto Iglesias et Harry Gregson Williams). Et entre le fracas des armées filmées au plus prés des corps et les envolées d’une caméra aérienne, le réalisateur rend compte du choc et du conflit d’échelle entre l’humain et le divin. En termes de grand spectacle, Exodus est donc une franche réussite, d’autant plus appréciable que les CGI sont utilisés avec parcimonie.


De façon plus globale en revanche, il paraît difficile de juger un film qui, dans sa version cinéma, est problématique parce que contrariée dans son ambition originelle. De nombreuses imperfections se laissent deviner, de grandes qualités aussi, mais la pragmatique autocensure de Ridley Scott brouille pour le moment l’appréciation de son œuvre. So, wait and see


N.B. : après une deuxième vision, le montage m'apparaît moins gênant. Disons plutôt qu'en visant le monumental, Ridley Scott néglige un peu par moment le mortier, les jointures, mais tout de même, quel monument ! A force d'hypertrophier les maladresses réelles mais pas si énormes que ça de ce film, on en vient à oublier que c'est - à ma connaissance - l'un des (le?) dernier(s) représentant(s) en date du cinéma épique, le vrai, ce qui est extrêmement précieux.

Toshiro
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le 17 janv. 2015

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