Adapté de Traumnovelle de Schnitzler, Eyes Wide Shut est un voyage au delà de la surface engageante de l’élite de Manhattan de la fin du 20ème siècle. Après cette visite sordide de l’envers du décor, la vision du monde des protagonistes sera changée à tout jamais. Cette structure rappelle celle de Blue Velvet de David Lynch, où les héros découvraient un monde nocturne glauque derrière le cadre d’une petite ville aseptisée.

Le film commence ainsi par la remise en cause des certitudes que s’était forgé Bill, docteur beau et brillant, quant à la pérennité de son mariage, lorsque sa femme lui avoue son désir secret d’adultère. Il entame alors une quête vaine de vengeance, qui ne le conduira qu’à l’impuissance et à l’insécurité.

Ainsi la carte de médecin de Bill, d’abord symbole de puissance qui lui ouvre toutes les portes, ne débouchera plus que sur la mort et la frustration (dans la seconde moitié du film, toutes ses tentatives d’adultères se heurtent a des obstacles infranchissables : le mari fidèle de Marion, le risque du VIH avec Domino)

Si ce voyage quasi initiatique débouche bien sur une prise de conscience, les personnages choisissent à la fin du film de fermer les yeux pour préserver une illusion réconfortante. Dans Full Metal Jacket, Jocker reconnaissait que le monde est pourri, mais acceptait passivement malgré sa lucidité d’y vivre. Ici Bill et sa femme Alice font la même chose. Si Bill reconnaît que « no dream is only a dream », il préfère néanmoins oublier toutes ses mésaventures dans l’extase de l’orgasme, ses yeux demeurant à jamais fermés à la réalité. Le mal nait de cette ignorance et de cette passivité.

Au premier plan quand Bill appelle sa femme chez la prostituée Domino se trouve le manuel introducing sociology, indice que la prostitution est la transaction fondamentale de la société du film et que la sociologie, plus que la psychologie, en est une clé de lecture. En effet les films de Kubrick ne se focalisent pas sur l’individu (ainsi ici la psychologie du couple principal manque de profondeur) mais sur le rapport entre l’homme et la civilisation : Shining n’est ainsi pas que l’histoire d’une famille, mais renvoie au massacre des amérindiens, et évoque l’instinct de meurtre latent au sein de toute société.

La femme, prédatrice et victime

Kubrick cherche à critiquer la structure patriarcale de la civilisation occidentale, source d’une domination masculine vaine et cruelle. La femme apparaît ainsi à la fois comme libérée, explorant ses fantasmes et ses désirs inavoués, et soumise à une société patriarcale aliénante.

Dans Eyes wide shut elle se définit donc par le regard et les fantasmes des hommes : le « how do i look » de Alice ouvre le film. Elle perd ainsi le contrôle de son identité.

Les désirs de la femme semblent ici menacer l’homme. Pourtant, ils ne lui permettent pas de vraiment se libérer : elle reste l’objet érotisé du regard des hommes dans une société phallocentrique. Dès la première scène, le corps nu parfait de Nicole Kidman est offert au regard du spectateur.

Alice n’exprime son ressentiment envers son mari que dans ses rêves ou sous l’emprise de la drogue, elle a conscience d’être une femme entretenue. Si elle dit au début du film être à la recherche d’un emploi, son souci principal semble bien être son apparence : elle est toujours mise en scène en train de la soigner, les miroirs sont omniprésents autour d’elle. Le film multiplie les analogies entre elle et les prostitués que rencontre Bill : le rêve dionysiaque d’Alice est semblable a la dernière nuit de Mandy, Sally qui remplace la prostituée Domino est un anagramme d’Alice, elles partagent un goût prononcé pour les drogues, les tigres sur les étagères du magasin de jouet derrière Alice dans la scène finale évoquent ceux sur la table de nuit de Domino (le tigre est un symbole que Kubrick utilisait déjà dans Lolita pour symboliser la sexualité insatiable de Charlotte Haze) : Alice n’est finalement qu’une prostituée de luxe.

Même sa fille Helena semble être destinée à devenir un objet : elle est toujours mise en scène avec sa mère, en train de faire attention à son apparence, en faisant ses devoirs elle résout un problème où elle doit déterminer quel homme a le plus d’argent. La robe qu’elle porte sur la photo dans le bureau de son père est la même que celle portée par Domino.

Au cours de l’orgie cauchemardesque, les femmes, sans visages, sont interchangeables. Elles sont utilisées puis abandonnées : ce thème est récurrent dans les derniers films de Kubrick (le climax de Full Metal Jacket consistait déjà en l’assassinat d’une fillette de 15 ans)

Barbarie et civilisation

La barbarie derrière le verni de la civilisation est l’un des thèmes phares de Kubrick (le labyrinthe dans Shining, le maquillage dans Barry Lyndon, la thérapie dans orange mécanique, autant de symboles de la fausse sécurité engendrée par la culture) : eyes wide shut constitue l’aboutissement de sa réflexion.

Kubrick dénonce le caractère aliénant des codes qu’impose la civilisation à l’individu, étouffant son identité et ses désirs inconscients. Ici il étudie particulièrement l’effet obscène de la richesse sur les hommes. L’appartement luxueux des Harford retient l’attention : un médecin new-yorkais n’a pas les moyens de se payer un tel logement. Le décor révèle déjà la corruption des personnages. Les protagonistes sont des gens riches et éduqués, du genre à écouter Shostakovitch avant de partir à une soirée. Ils sont condamnables pour Kubrick car plus inquiétés par leurs transgressions de l’ordre sociale (l’infidélité) que par leurs crimes, comme le meurtre.

La culture et l’érudition ne sont pas garantes de bonté et de profondeur. Ainsi le titre d’un opéra de Beethoven devient le mot de passe qui ouvre les portes à l’orgie, le Hongrois séduit Alice par sa culture classique : la culture n’est pas un rempart contre la barbarie (l’influence de Kubrick sur ce point se fait sentir chez Gus Van Sant, en effet dans Elephant le tueur joue Beethoven dans sa chambre avant de procéder au massacre). Les personnages sont des philistins : l’art est réduit à l’état de marchandise purement décorative chez les Harford (on y trouve que des tableaux de fleurs et de nourriture, Alice emballe avec sa fille le catalogue des œuvres de Van Gogh, artiste dont l’œuvre à été totalement récupérée par le circuit de la consommation). Tous les personnages possèdent des collections d’art : le manoir de Ziegler rappelle celui du dramaturge et pédophile Quilty dans Lolita.

L’art, la valse du début, les personnages européens, brouillent la distinction entre Manhattan et la décadente Vienne fin de siècle. On relève de nombreuses références à d’autres empires, cultures décadentes au bord de l’effondrement : Szavosts, le Hongrois qui tente de séduire Alice, évoque l’art d’aimer d’Ovide, une référence qui n’est pas anodine : adressé à l’élite de Rome sous le règne d’Auguste, il offre des conseils pour séduire et tromper sa femme.

Le contexte de Noël est également significatif : la période n’est pas la même dans le roman de Schnitzler, qui se déroule peu avant la fin de la période du carnaval. Les sapins de Noël tapissent tous les environnements du film, les lumières de Noël confèrent au film l’aspect d’un rêve. Eyes wide shut est ainsi le film de Noël de 1999, même s’il est sortit en été. Noël, dépouillé de son sens, n’est plus qu’une orgie sordide de consommation : ainsi on peut entendre en fond sonore dans le Gillepsie Diner « I want a boy for Christmas », les messages de bonne fêtes sont juxtaposés a des incitations à la consommation. Pour les Harford, faire les courses de Noël consiste à laisser leur fille déambuler seule dans le magasin en choisissant ses cadeaux.

Le film déploie tout une imagerie judéo-chrétienne pour la détourner de son sens : Alice symbolise la femme pécheresse déchue, en évoquant sa « honte » « terreur » « nudité », elle parle d’un magnifique « jardin », référence à Eden. La rédemption de Bill est gagnée au prix d’un sacrifice au cours de la cérémonie qui clôture l’orgie, et l’homme qui conduit Mandy à la mort porte un masque qui rappelle ceux portés par les tortionnaires durant l’Inquisition.

Ces renvois servent à montrer à quel point l’éthique chrétienne est tombée en désuétude à la fin du 20 ème siècle en Amérique. Ainsi à la fin du film, Ziegler déclare que la mort de Mandy n’a rien à voir avec son sacrifice. Elle n’a rien de sacré et n’est que la conséquence du culte du pouvoir et du secret autour de la richesse, une simple affaire de business.

Violences du pouvoir

La sexualité des différents personnages est désincarnée. Le réalisateur dresse une analogie macabre entre l’orgie et la fête de Noël chez Ziegler au début du film. Durant l’orgie, les prostituées sont anonymes et identiques, aux corps parfaits. Les baisés rituels échangés sont stériles. Le sexe n’est qu’un enchaînement de tableaux statiques qui rappellent le début du film, où le hongrois propose à Alice de coucher avec lui au milieu des sculptures. On assiste à la mise en place d’une dialectique freudienne : mort et désir se mêlent dans le manoir.

Les masques du rituel sont des figures de mort et de déshumanisation : la scène du procès de Bill présente des plans effrayants de ces masques figés. Paradoxalement, ils dévoilent la vacuité de cette élite et sa barbarie : la cérémonie exprime les pulsions réprimés par la société, les hommes apparaissent comme ce qu’ils sont réellement.

Bill entretient une relation ambiguë avec cette élite amorale : c’est un consommateur, il est toujours mis en scène en train d’acheter quelque chose. S’il ne tue pas et ne couche avec personne, il est aussi criminel que les autres : il conduit Mandy a la mort, Domino contracte le VIH en servant des hommes comme lui. Comme l’indique une affiche dans le Sonata Café, « the consumer is always wrong ».

Mais Bill n’appartient pas exactement à la même classe sociale que les tortionnaires : des détails, comme sa venue au manoir en taxi plutôt qu’en limousine, révèlent rapidement qu’il n’appartient pas au même monde que les membres de la société secrète. Finalement il n’est pas plus indispensable que les prostituées et finira également par se laisser acheter. Ainsi durant la conversation finale entre lui et Ziegler, l’explication plausible qu’offre ce dernier n’est qu’une sortie de secours hors de cette affaire déplaisante, que Bill, malgré ses doutes, finit par accepter par impuissance.

La fin du film est ambiguë : on ne peut déterminer de manière définitive si le masque déposé sur le lit est l’œuvre d’Alice ayant découvert les tromperies de son mari, ou une menace venant de la secte. La résolution de cette question dépend de notre vision du film, s’il est une histoire de mensonge, d’adultère et de jalousie, ou d’argent, de prostitution et de pouvoir. Le dernier dialogue reste volontairement très allusif et ne permet pas de trancher. Si Mandy a bien été assassinée, cela rend les Harford complice d’un crime, et jette un tout autre éclairage sur leur dernière conversation dans le magasin de jouets.

Le sexe apparaîtrait alors dans la dernière réplique comme divertissement face à l’horreur du pouvoir et de la richesse qui envahit la vie des personnages.

Dans son dernier chef d’œuvre, Kubrick parvient donc avec style à dépeindre le tableau d’une Amérique dont l’élite utilise les individus comme des produits jetables, couvrant leurs crimes par le meurtre et de jolies images, et condamnant leurs propres enfants à vivre une vie de servitude et de luxure. Une vision glauque et perturbante qui hante le spectateur pendant longtemps.
Cin_edhec
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le 24 oct. 2014

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