(article précédemment publié sur Les Chroniques de Cliffhanger & Co)


Depuis près de 30 ans, on connait de fond en comble le travail de Michael Moore, ses façons de faire parfois discutables, mais son implacable implication à dénoncer les travers de son pays. Après Where To Invade Next (sorti en 2016) et TrumpLand (encore inédit chez nous), il se lance avec ce film la difficile tâche de conter l’Amérique de Trump, et comment son pays malade en est arrivé là. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que bien qu’il en ait gros sur la patate, comme à son habitude, il va taper sur tout le monde, prenant le temps et la synthèse nécessaire à réussir un brûlot pesé et efficace. L’étrange coïncidence d’inversion du titre de sa Palme d’Or Fahrenheit 9/11 (2004) trouve alors une force d’accumulation dans son discours global à la fois coup de poing et déroutante. Parce que oui, on rit de la bêtise certaine de la situation, mais des choses vont à la fois vous choquer et même vous énerver. En plus de révélations, Moore met bien évidemment des choses en parallèle qui s’amoncellent en cours de métrage, pour dresser un portrait qui pourrait paraître très pessimiste, s’il n’y avait ce dernier plan – que nous tairons ici – plein d’espoir, dans une antithèse claire et nette de ce que représente Donald J. Trump. En effet, le cinéaste ne s’arrête pas seulement au fait que Trump soit président, mais adresse des problèmes bien plus grands, qui ont besoin de voir un changement. Il repart par exemple sur les fusillades en milieu scolaire, fléau qu’il avait déjà adressé en 2002 dans Bowling for Columbine, et dont il relance le débat après la tragédie de Parkland en Floride, qui a déclenché un mouvement de protestation des lycéens et étudiants jusqu’alors jamais vu aux USA.


Mais la figure cartoonesque, presque irréelle, de Trump, à laquelle il avait déjà consacré TrumpLand juste avant les élections, et dont il avait prédit la victoire dans un article devenu viral en ligne, est un vivier de plaisanteries mais aussi d’aberrations. Moore tait ce qui est désormais lieu commun (le fameux "grab them by the pussy") mais dévoile bien pire : les commentaires tendancieux et creepy à l’égard de sa fille Ivanka, sa « favorite » qui a « un corps dément et sexy »- ou cette petite fille de 10 ans à laquelle il dit qu’il l’épousera quand elle aura l’âge. Moore ne l’accuse évidemment de rien, mais relève juste un côté bizarre de la personnalité de ce président. Les deux présidents démocrates précédents, Bill Clinton et Barack Obama, ne sont pas épargnés, puisqu’ils ont aussi leurs torts. Il reproche à Bill Clinton de s’être « radicalisé » pour briguer le vote républicain, notamment avec les lois sur le mariage gay, la protection sociale et la question raciale. Obama, quant à lui, a selon Moore une propension pauvre à la gestion de crises, ainsi que fait l’erreur de minimiser (voire de nier) la crise de l’eau à Flint, dans le Michigan, terre natale du réalisateur. Ce fait divers, dont l’auteur de ces lignes n’avait jamais eu vent, trouve une place de choix dans ce film, car Moore s’y étend longuement, car personnellement touché par ces malversations. Tout commence lorsque Rick Snyder, industriel milliardaire élu Gouverneur du Michigan en 2010, change la source d’approvisionnement de l’eau courante de Flint, ville en plein déclin urbain, pauvre et majoritairement noire, provoquant une contamination au plomb (ou saturnisme) de tous ses habitants. Plus que ça, Moore insiste sur le mensonge d’état disant que la santé des enfants de la zone n’est pas si déplorable que ce n’est le cas. Obama a également envoyé l’armée à Flint, pour y organiser à longueur de journées et de nuits des entraînements en milieu urbain, provoquant nuisances et terreur chez les habitants, jamais prévenus de ces interventions militaires d’envergure.


Moore questionne aussi le libéralisme américain tout puissant, où le chacun pour soi ne peut plus fonctionner, posant encore ici le problème des armes à feu, le droit de chacun de se défendre et l’autorité reine de la NRA. À côté de ça, on nous parle aussi de la condition des professeurs, qui vivent presque tous sous le seuil de pauvreté et admissibles aux aides alimentaires, alors même qu’on menace de les armer pour défendre les écoles. Plus que le libéralisme, Moore pose le problème du système électoral dans son ensemble, allant même jusqu’à affirmer que les États-Unis ne sont pas une démocratie, puisque le candidat avec le plus de votes ne gagne pas forcément. Il évoque aussi les malversations en coulisses des investitures au sein même des deux partis (Bernie Sanders aurait par exemple remporté en West Virginia contre Clinton, contrairement à ce qui a été annoncé).
D’après Moore, le problème est donc beaucoup plus grand que juste le fait que Trump ait été élu président. En toute transparence, il avoue d’ailleurs bien connaître des gens de l’entourage direct du magnat new-yorkais, photos ou vidéos à l’appui : Jared Kushner, Steve Bannon ou Kellyanne Conway. Avec son habituelle irrévérence, Moore mène avec Fahrenheit 11/9 un récit évidemment très dirigé et mis en scène, mais au service constant d’une réelle passion de la vérité, de son peuple et une répulsion contre les injustices. Il va même jusqu’à oser un audacieux parallèle entre Trump et Hitler qui pourrait paraître, au choix, abusé ou facile, mais s’en sort haut la main, son discours toujours intelligent, futé et intéressant. Enfin, et suite à ce constat d’échec (professionnel), Michael Moore (l’homme) veut tout changer, nous dit qu’il a rêvé l’Amérique idéale et que l’espoir est dans la jeunesse qui s’oppose.

JobanThe1st
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le 3 juil. 2019

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Jofrey La Rosa

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