Fargo
7.7
Fargo

Film de Ethan Coen et Joel Coen (1996)

Pour peu qu'on soit sensible aux contes moraux, Fargo est un film qui résonne comme un modèle du genre, et dans le bon sens. Moraliste, mais pas moralisateur. C'est même à toute la filmographie des frères Coen qu'on pourrait attribuer cette philosophie artistique.
Au vu des avis des défenseurs (car ici il ne s'agira même pas de le défendre face aux détracteurs, dont je comprends souvent les réticences), il y a une véritable dissonance entre mon regard sur ce polar pathétique et celui que porte la majorité. Pour laquelle un humour noir charbon transparait pendant toutes ces scènes grotesques. Fargo comique ? C'est ce qu'on entend. Une sorte de décalage entre les situations absurdes et le contexte plutôt morbide...

Laissez-moi vous raconter une blague.

C'est l'histoire d'un croque-mort qui rentre dans un bar. En le voyant, le barman lui lance :
- Bonjour, je vous sers une bière ?

Cette histoire, même si vous ne la connaissiez pas (sûrement parce que vous n'avez pas encore vu Hot shots ! 2), vous savez tout de même en quoi elle est (censée être) drôle. J'aime bien cette mécanique humoristique simple, ou plutôt cette volonté de ne pas chercher loin pour provoquer les soufflements de nez.
Pour un film comme Fargo, c'est plus compliqué de cerner l'humour, cette soi-disant politesse du désespoir, et pourtant le désespoir c'est pas ce qui manque. Alors je le revois, et entre deux extases sur le génie de la mise en scène des frangins qui toujours me laisse admirative, j'essaie d'appréhender la lumière amère dans cette nature sauvage qui me fascinait déjà la première fois. Et puis je le termine et j'ai désormais la certitude que cette impolitesse sanglante et sans pitié ne prête pas à rire. À la manière de cette agente de l'ordre qui conclue cette farce macabre ("J'arrive pas à comprendre"), je me sens triste de voir à quel point il concentre si bien toutes les bassesses de l'humanité, ces ficelles habituelles de films policiers ou truands, mais qui ici ne peuvent cacher leur absurdité. Les situations s'enchainent et on voit défiler les ratés qui conspirent dans la neige, en entrainant parfois avec eux des innocents qui ne sont plus que des dommages collatéraux.

La loi du talion est de retour dans cette civilisation anesthésiée par le froid. La force du scénario est de nous indiquer dès le départ que le plan du mari pour s'enrichir est d'un amateurisme flagrant. À partir de là, rien ne peut se passer correctement, les actes maladroits s'enchainent et ont des conséquences dramatiques. Face aux meurtres, la police enquête sans conviction, et n'a qu'un seul atout dans ses rangs, le reste n'étant que superflu.
Il est d'abord normal d'avoir de la compassion pour Jerry, cet anti-héros misérable sur lequel tout le monde s'essuie les pieds. Mais les choses lui échappent (les avait-il seulement en main au début ?) et alors il veut remonter la pente, lancer des initiatives qui finissent toujours par aggraver son cas. Il n'est finalement pas le seul voué aux échecs, et tous les pauvres esprits qui peuplent le film finissent submergés par leur incompétence, leur incapacité à faire face aux évènements qu'ils ont déclenchés.

Et puisqu'il nous faut un point de repère, dans ce monde chaotique où les valeurs sont écrasées, où la vie humaine ne mérite pas qu'on l'épargne pour quelques billets, alors apparait l'héroïne Marge. Éclatante d'intelligence et d'efficacité par rapport au reste des personnages, provoquant une empathie immédiate chez les spectateurs, la policière n'est jamais intéressée, elle échappe à la noirceur et à la convoitise de son environnement par sa bonté. L'enfant qu'elle porte annonce l'espoir et le renouveau. Cette famille a l'allure d'une fleur rare qui survit miraculeusement aux vents froids et cruels.
Il est facile de railler ce couple, de prétendre qu'ils n'ont rien à se dire, rien à partager, en se fiant à leur vie commune qui, effectivement, est presque mutique et jamais sensationnelle. Mais se permettre de juger cette simplicité, c'est oublier cette phrase magnifique que prononce une autre femme dans Fargo, la série cette fois, qui devant sa télé qu'elle ne voit pas contemple le vide comblé par sa nouvelle famille : "Je disais qu'on a tout ce qu'il faut tous les deux. Tout ce qu'il faut pour être heureux". Dans cette épiphanie si légère réside j'en suis sûr toute l'essence de l'univers de Fargo, toute la beauté de sa morale ; et pour cette raison, elle continuera à passer inaperçu.

Le tout offre une fable tragique, qui me désespère par la lucidité dont elle fait preuve sur l'individualisme et la cupidité de notre propre société. Si l'espoir daigne se montrer, il n'en reste pas moins en voie d'extinction, noyé par la conscience malheureuse du monde que les Coen tissent dans ce récit hivernal.
La neige est si blanche, si abondante... Elle efface toutes les traces qui prouveraient que la violence aveugle existe bel et bien ; le public est désormais seul témoin. À lui que revient le choix d'en rire, ou au contraire d'endurer une réalité qui, dénuée de tout artifice, fait de Fargo l'un des films les plus tristes de l'histoire du cinéma d'Amérique du Nord.

Fin de la blague.

Azguiaro
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le 30 juil. 2023

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Azguiaro

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