« Houston, we have a problem ».
Jeff a un problème mais ce n’est pas son accident ni sa jambe dans le plâtre. Ce n’est pas non plus son repos forcé dans un minuscule appartement. Son problème, c’est un problème de vue. Il est aveugle, il ne voit rien – une vraie taupe. Il ne voit pas que la plus belle femme du monde s’offre à lui. Elle a beau se parer des bijoux les plus somptueux et enfiler les robes les plus sophistiquées, Jeff ne la voit pas. Elle a beau cuisiner comme un chef, défiler comme un mannequin dans son appartement, prendre des poses lascives sur son canapé comme une chatte sur un toit brûlant, Jeff ne la voit pas : il reste de marbre, perché à 100 000. Jeff est sur la lune et il n’est pas décidé à redescendre. Il est bien là-haut. Il a ses jumelles et il s’amuse. Il regarde ce qu’il y a en face et ça lui plaît. Quand il espionne ses voisins, il y voit bien – trop bien d’ailleurs, au point de découvrir que M. Tout le monde est un meurtrier. C’est alors que Lisa intervient. D’abord incrédule, elle se prend au jeu, descend dans la cour, monte dans l’appartement d’en face et entre dans le cadre. Et là, le miracle se produit. Jeff la voit enfin. C’est à travers son appareil photo qu’elle prend enfin naissance sous ses yeux. Jeff est pris de tremblements. Les émotions le submergent. Ses yeux se dessillent, s’agrandissent et s’écarquillent. Il l’épouse du regard. Il l’aime. Il va pouvoir l’épouser.
J’aimerais saluer l’immense performance de James Stewart et de Grace Kelly. Lunaire et mélancolique, James a un côté touchant qui empêche le spectateur de le considérer comme un goujat dans la première partie du film. Quant à Grace Kelly, c’est la grâce incarnée : un rêve qui prend vie... Elle est sophistiquée mais elle est capable de devenir une aventurière crédible en un tour de main. Elle est froide mais elle est également sensuelle et pleine d’humour.
Hitchcock dirige ses acteurs d’une main de maître. Il était certainement amoureux de Grace Kelly et lui a fait une magnifique déclaration d’amour à travers ce film. Il semble lui dire : « Moi aussi je suis derrière ma caméra, et moi aussi je t’aime, Grace ». Dans le film, on voit d’ailleurs le cinéaste travailler auprès du compositeur de la chanson « Lisa ». Mais si celle-ci ressemble à Grace Kelly, Jeff ne ressemble pas tout à fait à Alfred Hitchcock ; car si l’un se contente de lui offrir une alliance, le second lui offre l’éternité cinématographique sur un plateau d’argent… C'est un cadeau dont on mesure aujourd'hui la portée : l'image de Grace Kelly s'approchant comme un ange de James Stewart pour l'embrasser restera gravée à jamais dans la mémoire des cinéphiles...