Autour de cette table bancale à laquelle je suis installé, les vitres des immeubles voisins éclatent. Les débris de verre comme les châtaignes donnent des marrons aux pare-brise des voitures stationnées. J’observe la scène puis je reprends là où j’en étais. Canon de revolver dans la bouche, stylo boudiné dans mon autre main, je pose une question à l’homme échevelé qui me fait face : tu connais Tyler Darden ?
En guise de réponse, le cadre moyen assis en face de moi se gratte les couilles. Satisfait de sa palpation, il ne pressent ni douleur ni inconfort. Diagnostic : pas de cancer des testicules. Ce personnage houellebecquien transpire l’ennui comme le narrateur de Fincher dont le quotidien se résume à se lever, manger, travailler, dormir et s’encrasser dans la merditude de son confort. Comme un ajout d’azote à une eau plate, le narrateur se rend à des groupes de parole, dont celui des cancéreux testiculaires, afin de donner du pétillant à sa vie. C’est d’ailleurs dans un de ses groupes de thérapies que le narrateur rencontre une première personne qui bouleversera son quotidien, Marla.
Je repose ma question. Tu connais Tyler Darden ?
Tyler est le reflet inversé du narrateur, un homme audacieux, sexy et rebelle. À la suite de cette seconde rencontre, va naître une extension du domaine de la lutte, c’est le Fight club, une société secrète régie par ses propres règles où des hommes s’adonnent au plaisir de la chair.
L’homme en face de moi se gratte à nouveau l’appareil reproducteur. Pensé par Fincher qui adapte Chuck Palahniuk, le plaisir de la chair de Fight Club est celui de la brutalité du combat à main nue, celle de fauves libérés de leur cage consumériste qui ne jurent que par la jouissance de se refaire le portrait à la Picasso. Mélangeant discours nihilistes, invectives anticonsuméristes, violence excessive et libératrice, Fincher excelle à filmer le cynisme psychologique de ses personnages, portés à bras-le-corps par Norton et Pitt, qui éclaboussent l’écran. Dans ce dédale de l’enfer dans lequel même Orphée ne se retournerait pas, la caméra omnisciente parcourt ce paysage capitalistique rappelant les magasins Ikea.
La main toujours aspirée par son caleçon, l’homme approche son visage du mien : catalogue de merde ! qu’il dit. Il n’a pas compris ce qui se cachait au-delà du catalogue et de son message pamphlétaire. À première vue, on se rapproche d’un titre de Sartre L’Être et le néant. Mais, entre les lignes du catalogue, pas celui d’Ikéa - quoique, mais celui de Fincher, il faut y lire une quête d’identité qui se conjugue mieux avec la formule d’Hamlet : « Être ou ne pas être ».
Un voile sombre se dévoile devant mes yeux. Dans mon bureau, l’homme crasseux laisse place à mon propre reflet. Alors, tous ceux qui ont vu Fight Club et qui ont résolu l’équation de souhaiter être telle ou telle personne, ou plutôt de ne pas être telle ou telle personne, se pose encore l’obstacle d’une ultime définition, quasi existentielle : « where is my mind ».