Frances n’est pas un canon de beauté. Frances n’est pas très bonne danseuse. Frances est bordélique, immature, indécise. Frances n’a pas vraiment d’adresse, pas vraiment de nom.

Mais Frances est magnifique, ensorceleuse, sublime.

Noach Baumbach (« Greenberg », « Les Berkman se séparent » entre autres) a coécrit avec son actrice principale Greta Gerwig cette perle cinématographique, bouffée d’air frais dans une production cinématographique plus portée vers des abysses de noirceur ou des sommets technologiques que vers l’être humain dans le cadre.
Tourné en noir et blanc, dans un grain très vintage, le film dégage l’impression de s’en imprégner comme une toile de fond décorative plus que comme un véritable parti pris esthétique. On pensera évidemment aux premiers films de la Nouvelle vague (dont les références abondent tout au long du film) ou au Manhattan de Woody Allen pour ce qui des très beaux plans de New-York. Au-delà, la coloration binaire sert surtout le jeu de Gerwig, comme on le verra plus loin.

Tout le film est éminemment centré autour de la figure de Frances et relève en quelque sorte d’un voyage initiatique sans aventure fondatrice. Dispersée, l’héroïne entraîne le film sur son rythme où Baumbach peut utiliser son talent de mise en scène, d’organisation des espaces mais aussi de la coupe, souvent sèche, imprévue mais toujours juste, comme pour permettre à la partition de Gerwig de se déployer à la perfection. Tout le génie du réalisateur réside dans ce suivi de l’actrice, qu’il observe, regarde avidement, abandonne parfois à ses errances pour mieux faire rejaillir son énergie par à-coups illuminés.

En effet, il ne faut pas s’y tromper, le long métrage est porté, magnifié par Greta Gerwig qui à elle seule canalise tous les regards et l’intérêt. Pourtant c’est tout le contraire qui se dégage de son personnage. Frances est la figure d’une jeunesse immobilisée, pétrifiée par son potentiel, nostalgique des cocons de l’enfance et de la vie étudiante, fauchée mais insouciante. Dès le début du film Frances semble à l’étroit dans son propre cadre qu’elle doit partager avec sa colloque, Sophie (la piquante Mickey Sumner et ses lunettes rondes indescriptibles), « son double hormis les cheveux » dixit l’héroïne. Au gré de son indécision Frances est bientôt dépassée par la réalité qui va bousculer sa vie comme ses adresses en même temps qu’elle semble la conforter dans son détachement.

En rencontrant Lev (le massif Adam Driver, de la série Girls) et Benji, le temps semble se suspendre pour Frances comme pour le film, à la manière du moment fatidique d’un grand huit où l’on est en équilibre précaire avant une descente fulgurante. Le trio offre d’ailleurs des scènes fabuleuses de naturel et de fraicheur, tous composants sur la même variable imprévisible. Lorsque ce pic d’énergie est atteint, le film accélère et semble se mettre en mouvement. Illusion géniale qui s’imprime au personnage principale qui en quelques plans savamment enchaînés se retrouve de New York à Sacramento puis à Paris dans ce qui s’apparente à un rêve contrarié, Frances errant seule entre les symboles de la Capitale.

Finalement on comprend, de manière quasiment synchrone avec l’héroine combien sa situation est immobile, les décors se sont succédés, les adresses ont défilé, mais elle est toujours au même point, celui où l’on se raconte son futur dans le noir avec sa copine plutôt que de vivre les aléas de la réalité.

Tout le personnage repose sur ce caractère à la fois sans mouvement (elle exécute maladroitement un seul mouvement de danse à ses convives, une rotation sur elle-même) et totalement imprévisible (dans ses mots, dans ses gestes). Le film est ainsi totalement ouvert sur son personnage et rien ne peut alors prédire ce que réservera le plan suivant puisque Frances elle-même l’ignore. C’est une quintessence du film-acteur où l’horizon ne peut se lire qu’à l’aune d’un regard humain, nécessairement incertain.

Pour exécuter cette entreprise de funambule voici qu’apparaît à l’écran Greta Gerwig, jeune actrice à la filmo déjà bien remplie mais peu éclairante. Dire qu’elle est ici une révélation serait un doux euphémisme. Elle ne crève pas l’écran, elle est l’écran, la jeune blonde y impose son rythme, son physique, sa présence et son énergie. Elle déploie tout au long de ces péripéties quelques peu banales une véritable grâce de maladresse, démarche bancale, posture improbable, grands gestes de bras jaillissant sans crier gare. Et ce grand jeu foutraque s’embrase de mille étincelles naissant au creux d’un sourire désarmant, d’un regard inattendu ou d’une moue toute enfantine. Alors seulement le corps peut se mettre en mouvement, chaotique ça va de soi, mais animé d’une énergie folle telle cette scène magique où Frances fend les passages piétons New Yorkais sur « Modern Love » de Bowie en exécutant des pas de danses improvisés. Le cadre est serré, le travelling hésitant, la destination de Frances inconnu de tout le monde, à commencer par l’héroïne.

Ce travail du corps, fantastique, est alors soutenu par les mots. Phrasé décalé et variations impromptues des propos et du ton constituent le langage de Frances, la victoire de Gerwig. Scène sublime du repas où la pauvre Frances n’intéresse personne, n’est écoutée par personne et pourtant focalise les regards mi- amusés mi- gênés. C’est un magnifique « I don’t fuck, I make love » lancé de tout son corps vers un ciel vide, exemple parmi des dizaines d’autres de ces traits géniaux qui fusent dans chaque plan. Et lorsque enfin le corps et le langage deviennent inutiles, alors Gerwig absorbe aussi bien la noirceur que la lumière aveuglante, soufflant délicatement la bougie du noir et blanc, exprimant sans parler ni bouger…superbe a tout point de vue.

Dans ce film Greta Gerwig est bien une étoile, une « star » au premier sens du terme, celle qui rayonne, celle qui mène l’ensemble des plans dans une dimension dont seule elle-même détient l’aboutissement.

Si le jeu de Gerwig est franchement impressionnant, c’est aussi qu’il résonne avec celui des autres acteurs et actrices, parfaitement dans le tempo de l’héroïne. Le jeu de Mickey Sumner par exemple, dont l’interprétation d’une Sophie quelque peu blasée et faussement rigide, colle à merveille et permet au film de déployer tout un propos autour de l’amitié sans passer par des scènes convenues ou des dialogues éculés.

Ajoutons à cette éclatante prestation collective la maîtrise indéniable de Noah Baumbach, dans sa précision scénique, dans le montage, mais aussi dans l’agencement audio avec une BO des plus à propos, imprévisible et revivifiante.

On ne spoilera pas la dernière partie du film, à la fois logique et inattendue, qui donne au film son titre et a Frances un nom et une place, littéralement. Bornons nous à dire que Frances Ha est un film débordant de vitalité, d’une force motrice nommée Greta Gerwig, que le réalisateur a choisi plus d’observer que de faire jouer, offrant un cadre illimité à son œuvre. Un joli film porté par une actrice qu’il faudra absolument suivre, à défaut d’en tomber amoureux…

Un film qui mène au sourire, qui laisse deviner derrière son noir et blanc de décorum une myriade de couleurs chatoyantes, et au centre, Greta Gerwig, à la fois maître et chef d’œuvre.

Oups je crois que je suis amoureux...
Tom_Bombadil
8
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le 22 févr. 2015

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