Montage d'une légende - Journal de Bord Deauville 2014

« Un biopic inhabituel, différent ». C’est ce que visait le producteur, Brian Grazer, selon ses propres mots en conférence de presse, pour raconter l’histoire du survolté et excentrique James Brown. Qu’en est-il donc dans Get On Up ?

Le premier constat, c’est que le film interroge sur le genre même. Il n’est en effet aucunement nécessaire de focaliser les biopics sur une mise en scène réaliste des événements, ce que de nombreux films au traitement classique et sans relief ont fait. Non pas que Get on Up réinvente forcément la vie de James Brown, ni qu’il s’imagine ses fantasmes ; il exploite plutôt un matériau existant au profit d’un point de vue assumé sur l’artiste – point de vue du réalisateur et des producteurs, dont Mick Jagger, qui a connu James Brown. Et il se joue de courants cinématographiques, d’expériences esthétiques, et de références concrètes, pour mettre en scène le « spectaculaire » James Brown. Celui qui se mentionnait à la troisième personne ; celui qui était capable de parler tout seul ; celui qui était une légende. Ce n’est donc pas anodin que, tels Ray Liotta et Léonardo DiCaprio chez Martin Scorsese (respectivement dans Goodfellas et Wolf of Wall Street), le personnage avance, face caméra, en s’adressant directement au spectateur, lors de certaines séquences.

Il y a d’ailleurs quelque chose de scorsesien dans cette fresque, même si Get on Up a le bon sens de ne pas aborder la question de la drogue de manière trop centrale, thème devenu cliché du genre. Avec son organisation quasi mafieuse, entre patriarchisme avancé et culte délirant de la personnalité, le groupe orchestral de James Brown ressemble parfois à la horde de le loups de Scorsese, elle même habitée par une hallucinée et hallucinante volonté de se donner en spectacle.

Le défaut principal de Get on Up est que le délire ne fonctionne que par intermittence, alourdi par des séquences mélodramatiques, notamment sur l’enfance de James, qui contrastent avec le phénomène du monde du spectacle. C’est également certains aspects classiques de la mise en scène qui empêchent de donner de l’ampleur au surprenant et ambitieux travail de montage ; juste le grain de folie, de complet flottement, que Scorsese a justement réussi à atteindre dans sa gestion du cadre et des corps.

C’est en effet par le montage que s’opère une véritable réflexion sur l’autre genre du film, le genre musical. Car le montage prend le soin de délaisser la logique littéraire de la narration pour une logique plus rythmique, plus mélodique, en bousculant la temporalité. La vie de James Brown n’est pas, en effet, racontée chronologiquement, ce qui peut être déroutant pour le spectateur. C’est pourtant un choix esthétique fort, et indispensable dans le traitement choisi par le réalisateur et les producteurs pour décrire l’un des aspects majeurs de Brown : sa profonde solitude.
On est loin du schéma classique du biopic traditionnel, apogée et déclin. Le film débute par le déclin de Brown, et se termine en pleine gloire, l’idée étant de raconter la légende de James Brown, et non forcément son quotidien ; mais une gloire bien amère. Car le montage organise les scènes en crescendo, du Brown accompagné au Brown seul, et aligne successivement les différentes ruptures du personnage, de ses collaborateurs jusqu’à la césure ultime, avec sa propre mère, vers la fin du film. Le dernier poids qui le maintenait encore à un passé concret, et lui gardait les pieds sur Terre.

C’est sans doute le prix à payer pour devenir une légende. Etre seul, dans sa bulle, dans son extravagance. Le film n’hésite pas, pour cela, à sacrifier la linéarité, organisant un ballet temporel à la limite de l’épuisement, afin d’y amener, enfin, la suspension totale tant attendue, qui finit par se produire, tardivement, et ponctuellement.

Le célèbre tube Get Up, dont est tiré le titre du film, commence alors. Chadwick Boseman/Brown est sur scène, pour un ultime moment de gloire. Mais cette séquence-ci a quelque chose de spécial, qui diffère des autres numéros musicaux du film ; un maelstrom d’images et de souvenirs, des flash-backs injectés au rythme de la musique, desquels nous revoyons défiler la vie du personnage. Pur moment de musicalité, de suspension temporelle et narrative, achevant la logique du bousculement linéaire opéré tout le long de Get On Up. Point de convergence sur une scène attendue, sur un titre musical attendu, et sur un spectacle espéré. L’électron dynamique et excentrique James Brown aura donc réussi à générer pour nous toute une série d’images, qui viennent alors s’ajouter au show.

Le chanteur n’a désormais plus que ses souvenirs – souvenirs cinématographiques, partagés avec le spectateur. Des voix (off) qui le hantent, mais qui lui rappellent d’où il vient. Le succès est total, et l’isolement absolument glacial. Dans la scène finale, Brown marche seul, dans un couloir sombre. Il marche vers sa gloire. Il marche vers sa légende.
Alain_Zind
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le 23 sept. 2014

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