Celebration of the Lizard
Les reptiles sont apparus sur Terre il y a plus de 315 millions d’années. Pouvant s’affranchir de la proximité d’une étendue d’eau, ces tétrapodes deviennent graduellement l’espèce terrestre dominante. L’arbre phylogénétique buissonnant des reptiles engendre il y a 201 millions d’années les plus grands animaux terrestres ayant jamais existé. Au commencement du Crétacé, il y a 145 millions d’années, le règne des reptiles atteint son apogée : des sauropodes de plusieurs dizaines de mètres de long cohabitent avec les reptiles marins les plus gigantesques.
Il y a 65 millions d’années, l’impact cataclysmique d’une météorite de 10 kilomètres de diamètre dans la péninsule du Yucatán provoque l’extinction de masse des grands reptiles.
Jusqu’à aujourd’hui…
Réanimé en 2014, le reptile géant le plus célèbre du monde vient récupérer sa place sur la terre ferme. Mais disons-le tout de suite, cette résurrection du roi des lézards ne se fait pas totalement sans encombre. Gareth Edwards et son équipe redonnent pourtant au reptile tout son panache, et sur la forme rien n’est fait à moitié : gigantisme assumé de la bête et destructions massives offrent des visions toutes plus dantesques les unes que les autres, d’une beauté plastique parfois stupéfiante (on s’accroche à son siège lors de la terrifiante scène d’effondrement de la centrale nucléaire, on est ébahi devant les destructions en plein San Francisco ou à Hawaï). La caméra d’Edwards filme sans ciller la fin du monde tel que nous le connaissons avec une certaine classe, alternant séquences contemplatives (les survols de paysages, des plus verdoyants aux plus sinistrés), passages sous haute tension (la fuite de la centrale nucléaire) et dévoilement d’un bestiaire monstrueux inattendu.
Si on peut reprocher le traitement assez superficiel réservé à la famille Ford, dont l’histoire ne restera pas gravée dans les annales, force est de reconnaître que ce n’est pas tellement une surprise : Godzilla est, seul, le personnage principal du film. Edwards a choisi son vainqueur, et l’excellente performance de Bryan Cranston n’y changera pas grand-chose : comme pour beaucoup de films catastrophe, ladite catastrophe éclipse relativement le casting. Et ici, quelle catastrophe… Ce n’est pas simplement la vengeance du costume en latex de la Toho sur le dinosaure à géométrie variable de Roland Emmerich, c’est carrément le retour de flamme de 65 millions d’années sans reptile en haut de la chaîne alimentaire. Dépassant les limites les plus dingues déjà établies en termes de masse et de format des monstres au cinéma, l’increvable lézard crée vraiment un précédent dans ce genre de films. Monumentale gueule cassée couverte de cicatrices, à la crête dorsale plus acérée que jamais et avec un potentiel de démolition au-delà des frontières du raisonnable, c’est un Godzilla proprement titanesque qui atomise le décor sans qu’aucune résistance raisonnable ne puisse lui être opposée : il est le roi lézard, et il peut faire tout ce qu’il veut. Il faut vraiment le voir au long du film pour comprendre que c’en est bien la pierre angulaire, et que par définition tout le reste ne pouvait que graviter autour, que tout le reste ne pouvait exister qu’en valeur relative par rapport à Godzilla. Mais compte tenu de ce postulat, le problème, c’est que ses apparitions à l’écran sont plutôt limitées : si certains comparent l’approche à celle qu’aurait un Steven Spielberg, il ne leur faudrait pas oublier que Spielberg soigne tout particulièrement ses personnages. Le requin des Dents de la Mer n’est que la Némésis du shérif Brody, pas le centre de gravité de tout ce qui compose le film. La construction du film d’Edwards est, regrettablement, nettement plus déséquilibrée.
Concernant le développement plutôt succin des autres personnages, cité plus haut, on déplore un essoufflement brutal de l’aspect familial et émotionnel dès lors que l’action quitte le Japon. L’intensité émotionnelle des relations entre les personnages semble en fait n’exister que par l’intermédiaire de Bryan Cranston, et ni Aaron Taylor-Johnson ni Elizabeth Olsen ne provoqueront vraiment l’émoi. Ce n’est même pas qu’ils jouent mal, c’est que les scènes plus émouvantes du premier acte sont tout bonnement les seules du film. A côté de ces considérations mais toujours dans les parages de l’action, Ken Watanabe et Sally Hawkins, cautions scientifiques du scénario, peinent par contre franchement à convaincre. En fait, le vrai problème de Godzilla, c’est qu’il manque terriblement de cœur : avec une tension émotionnelle qui s’estompe entièrement dès le premier quart du film, une cruelle absence de fantaisie et un pragmatisme à couper au couteau, le film de Gareth Edwards n’est qu’à de rares moments le film catastrophe espéré, celui que, gamin, on découvrait sur les écrans avec la boule au ventre et des étoiles dans les yeux. Les monstres autour de Godzilla n’ont pas de charisme et ressemblent davantage à des robots, les scènes de panique sont presque inexistantes de l’acte à San Francisco, et plusieurs séquences relèvent d’une utilité discutable (le passage par Las Vegas, notamment, ou encore les scènes du train avec l’armée) : tout cumulé, l'aspect humain n'a plus vraiment pieds. Oui, Gareth Edwards a choisi son vainqueur… Mais c’est le film qui y perd.
De Godzilla, on pourra regretter sa construction somme toute assez décevante. Certes, il faut bien reconnaître qu’on nous présente deux heures saisissantes à bien des égards, et que le monstre éponyme est exceptionnel, mais le parti pris de faire du film un ensemble tournant entièrement autour du lézard entache le plaisir que voulait, vraisemblablement, nous communiquer le réalisateur. A faire un film trop terre-à-terre, dénué d'excentricité, et en oubliant qu’on parlait au départ d’un lézard géant en latex qui chassait une mite en plastique, Edwards et son équipe passent à côté de l’aspect délicieusement excitant nécessaire aux grands films catastrophes. Il n’y a peut-être que comme ça, en fin de compte, que ces films passent de "bon" à "culte".
Présenté comme un reboot, Godzilla laisse toutefois espérer un futur de bon augure. Sympathique « kaijū eiga » américain, il est en dépit de ses scories un des films magnifiant le plus le « roi des monstres », dont le cri résonnera encore longtemps, même si on espère l’entendre plus harmonique à l’avenir. Vive le roi !