Il est parfois assez déstabilisant, dans une vie de cinéphile, de trouver un cinéma qui résonne à la fois émotionnellement et intellectuellement dans la tête de ses spectateurs. C’est le cas, pour moi, du Nouvel Hollywood et du cinéma américain des années 70. Sa découverte a été le révélateur et la chambre noire de ma propre définition de ce que cet art peut véhiculer et proposer comme grille de lecture de notre Monde.


Si l’on se réfère à l’histoire du cinématographe, on peut aisément suggérer que cette décennie aura été le laboratoire et le terrain d’expérimentations qui aura donné naissance à un nombre incalculables de chefs d’œuvre et de bornes pour les années à venir.
Si l’on peut estimer officiellement sa courbe d’existence, cela commencerait à partir de Bonnie and Clyde d’Arthur Penn en 1968 et se terminerait à l’orée des années 80 avec la Porte du Paradis de Michael Cimino. Mais en réalité, sa durée de vie aura été beaucoup plus courte selon certains experts sur le sujet comme l’essayiste et historien du cinéma, Jean-Baptiste Thoret. Selon lui, son déclin a déjà commencé à partir de Jaws de Steven Spielberg en 1975.


Les artistes de cet âge d’or ont essayé d’investir et de modeler cette décennie par le prisme social, économique, et culturel afin de (ré)affirmer la puissance ou l’impuissance de l’individu face aux conflits de cette époque. Les crises économiques à répétition, la défiance vis-à-vis de l’autorité, l’abandon des valeurs fondatrices de la société américaine et surtout la guerre du Vietnam sont les thématiques qui façonnent cette ère pleine de promesses et de désillusions.
La place que les studios ont donné aux auteurs/réalisateurs a permis de déboulonner et de renverser les valeurs consuméristes et hypocrites dans lesquelles se prélassaient cette Amérique depuis les années 50. Les modèles naphtalinés de la jeunesse d’après-guerre comme Doris Day ou Rock Hudson ont été remplacés par Peter Fonda, Jack Nicholson ou Faye Dunaway, plus à même de représenter le mal être et le manque de confiance en soi d’une certaine (nouvelle) identité américaine.


La fin du système des studios et leurs hégémonies ont vu émerger des créateurs et des raconteurs d’histoires comme Steven Spielberg, Martin Scrosese, Francis Ford Coppola, Brian DePalma ou encore George Lucas. Ils façonneront le visage et les excroissances des années 70 pour le meilleur et parfois pour le pire. À contrario, d’autres trublions ont occupé une place prépondérante mais moins médiatique dans ce maelstrom créatif comme Michael Cimino ou encore John Milius.
Plus radicales et iconoclastes, ces cinéastes ont tenté, en sourdine, de montrer des héros résignés et impuissants face à l’incapacité de la société américaine à modifier en profondeur son système de valeurs. En d’autres termes, ils n’ont pas la même foi en l’avenir que leurs homologues plus renommés. Afin de mieux représenter ce fossé d’un point de vue politique, on peut dire que la bande Spielberg/Scorsese/Lucas/DePalma/Coppola serait de gauche, alors que Cimino/Milius de droite. Il n’est pas question ici d’avoir une pensée réductrice quant aux positions politiques de ces cinéastes. Il est néanmoins intéressant de cartographier le Nouvel Hollywood en une entité plus hétérogènes et moins uniformes que l’histoire ne le laisse entendre. Car si le renversement du pouvoir en place et la fin théorique du système des studios ont été les véhicules des 70’s, d’autres cinéastes portaient un regard plus ambigu et finalement moins optimiste que là plupart de ses fers de lances.


C’est le cas de John Milius. Pas le plus à gauche de cette nouvelle vague de réalisateurs (il est ouvertement membre de la NRA) mais qui aura tout de même œuvré dans bien des scénarios de ses collègues. Spielberg pour 1941 et une partie du monologue de Quint dans Jaws. Coppola pour Apocalypse Now, Pollack pour Jeremiah Johnson ou encore le deuxième opus de la saga Dirty Harry co-écrit avec Cimino. À travers cet échantillon, on peut déjà déceler chez Milius une certaine aisance dans des genres comme le film de guerre, le polar ou le film d’aventure.
Les 70’s ont été également pour lui un âge d’or car ce dernier a livré certainement ses plus grandes œuvres. Dillinger, The Wind and the Lion et surtout Big Wednesday en sont les magnifiques représentants.


Après ces propos liminaires néanmoins nécessaires pour comprendre le contexte historique du Nouvel Hollywood, il sera question de s’attarder plus en profondeur sur ce Graffiti Party (titre français surfant sur le succès d’American Grafitti de Lucas) qui propose moins une vision flower power de la jeunesse des 60’s (c’est un euphémisme vu l’aversion de Milius pour le mouvement hippie) que la description des maux dont souffrent la société américaine.


Big Wednesday est une chronique douce-amère d’une bande de surfeurs au début des années 60 et se terminant à la mi-temps des années 70. Une fresque qui a pour projet de raconter la grande Histoire de l’Amérique à travers le destin de trois personnages incarnant chacun à leur façon l’état d’esprit d’alors.
Il y a Leroy Smith (Gary Busey, futur acolyte de Keanu Reeves dans Point Break), Matt Johnson (Jan-Michael Vincent, vu dans la série Supercopter) et enfin Jack Barlow (William Katt, que l‘on retrouve ici 2 ans après son rôle dans Carrie aux côtés de Sissy Spacek).
Il faut aussi mentionner la performance de Sam Melville alias « Bear » qui sera la figure tutélaire de cette bande de copains. Presque un père symbolique et un surfeur vieillissant dont les compétences pour fabriquer des boards sont très appréciées par la communauté des surfeurs. Il représente à la fois le fantôme du passé et la mémoire d’un mode de vie qui a inspiré nos héros.


L’ambition de Milius est significative sur ce projet qui est très personnel pour lui car autobiographique sur bien des aspects. Il fut aussi un surfer guy dans les 50’s et les 60’s. Afin de pousser les accointances encore plus loin, il va même jusqu’à intégrer des photos personnels lors du prégénérique où celles-ci s’enchevêtrent avec des images d’archives du quotidien des surfeurs de cette époque.


Big Wednesday est traité par Milus comme une épopée guerrière (impression renforcée par la superbe partition de Basil Poledouris quatre ans avant celle de Conan) où les planches de surf remplacent les glaives et les chevaux et où l’océan se confond avec le champ de bataille. Milius fera preuve d’un certain fétichisme en montrant l’entretien, la prise en main et enfin les techniques employées pour manipuler les boards. On sent qu’il connaît cet univers et il nous le fait ressentir via sa mise en scène en filmant les boards comme des objets mythiques.
Le long métrage se divise en quatre parties. Chacune représente une saison. Milius nous montre le quotidien de ces surfeurs au crépuscule de leur adolescence et à l’orée de leur vie d’adulte. La sensation de perte et de mélancolie éprouvée par les protagonistes est accentuée lorsque l’étau des obligations envers la patrie se referme sur eux.


D’abord l’été. Période symbolisant la désinvolture et les plaisirs épicuriens pour toute une jeunesse. C’est aussi à ce moment que Milius choisit de nous présenter ses personnages et l’environnement dans lequel ils évoluent. Les sorties à la plage, la camaraderie mais aussi les premiers émois amoureux sont leurs seuls repères.
Cette narration en entonnoir est payante car le spectateur éprouve un véritable sentiment nostalgique lorsque les autres saisons mèneront l’intrigue dans des contrées beaucoup plus dépressives.


Sans tomber dans la nostalgie pompière ou dans la complaisance, on nous montre avec honnêteté et sincérité un passé qui fait figure de boussole temporelle pour les personnages, en particulier pour celui de Matt. Peut-être le plus fragile émotionnellement du groupe ou en tout cas, celui qui aura le plus de difficultés à faire face à toutes formes de responsabilités. Quelles soient familiales, amicales ou professionnelles. Ces moments d’insouciances et d’innocences sont pourtant clairsemés d’instants annonçant les événements qui viendront perturber la quiétude de nos héros.
À la manière de The Deer Hunter (sorti la même année), les forces en présence vivent des instants censés être inoubliables (toute la séquence du mariage).
Toutefois, on aperçoit vite que ces moments sont troublés par des signes qui alertent le spectateur sur le malheur à venir. La tâche de sang sur la robe de la mariée étant l’élément le plus annonciateur du cataclysme émotionnel que devra endurer Robert de Niro et ses amis.
Dans le film de Milius, cela prend racine dans des scènes d’apparences légères voire comiques. Toute la séquence de la fête d’anniversaire, étirée anormalement, nous met sur la voie quant à la psychologie défaillante de nos héros. Il faut voir cet instant où Gary Busey s’enduit le corps d’huile pour ensuite se mettre à l’intérieur d’un four. On pourrait penser qu’il s’agit là d’un acte isolé assez insignifiant qui ne nous apprend rien sur son comportement. Et pourtant, cela traduit un certain mal être et même un acte suicidaire déguisé, signe de l’autodestruction à venir et de l’éclatement du cercle amical. Cela se confirme lors de l’escapade dans les bars à Tijuana. Cette fois-ci la violence se fait plus prégnante notamment dans la rixe qui mènera à la mort d’un quidam. Cette séquence peut se voir comme le miroir de la fête d’anniversaire, cette fois-ci traitée sur un mode plus tragique.


Automne 1965 cette fois. L’âge adulte a définitivement éloigné nos protagonistes de l’insouciance et de la désinvolture de l’adolescence. Milius filmait ce groupe tel des dieux grecques au sommet de l’Olympe. L’océan représentait leur temple, leur lieu de culte dans lequel ils se recueillaient pour trouver une échappatoire à la morosité des changements sociétaux de l’Amérique.
La mythologie empruntée pour glorifier les corps et les actions laisse place à l’inertie de la vie d’adulte et à ses responsabilités. Jack sera le seul à rejoindre le grand wagon de l’Amérique et ses travailleurs puisqu’il exercera le métier de maître nageur sauveteur. Une profession qui consiste littéralement à scruter l’horizon et à fortiori l’océan. L’équilibre du personnage en est ébranlé car le surf et la camaraderie étaient les seules choses qui comptaient pour lui. Le sortir de son élément le détache du lien qu’il entretenait avec la nature et la civilisation. Reste la civilisation.
Pour les autres, le parcours sera encore plus chaotique. Matt sera en proie à une clochardisation en partie à cause de ses problèmes d’alcoolismes. Et Leroy sera juste là, tel un électron libre n’ayant pas d’objectifs sur lesquels envisager le futur de manière sereine. C’est peut être le personnage dont le mystère entourant sa personnalité est le plus opaque. En témoigne cette séquence de conscription à laquelle il prétexte la folie afin d’échapper à la guerre du Vietnam. Par tous les moyens, ils vont essayer de se faire réformer. Leroy se faisant passer pour un fou et Matt pour un infirme. La drôlerie de ces séquences rejoint le ton comique de la fête d’anniversaire. La gravité de la situation en plus.


Rétrospectivement, il est assez rare de voir cet aspect là de la guerre au cinéma. La conscription et l’enrôlement dans les différents corps de l’armée n’ont pas été beaucoup représentés à l’écran. Le médium a déjà dépeint cette guerre à travers plusieurs strates. Que ce soit l’entraînement des soldats, les exactions sur le champ bataille ou le retour à la vie en société pour les survivants.
Cette séquence cisaille littéralement le film en deux. Arrivant en plein milieu, elle produit chez le spectateur un sentiment d’inéluctabilité quant au destin de Jack et sa bande. Une nouvelle fois, ce sera Jack qui empruntera le chemin censé être la norme et partira à la guerre. On ne comprendra jamais vraiment ses motivations et d’ailleurs jamais les personnages ne les questionneront.


L’hiver 68 et le printemps 74 seront une monumentale gueule de bois pour les personnages et pour la jeunesse des idéaux pacifiques des 60’s. Ne se sentant plus vraiment à sa place après l’éclatement de son microcosme, Matt se retrouvera livré à lui-même. Il devra combattre seul son problème d’alcoolisme tout en composant avec sa famille qu’il n’a jamais vraiment embrassé.
Le temps au questionnement est de mise. Toute sa vie a été dictée par le surf et la manière dont il était perçu à travers le regard de ses amis. Une scène en particulier vient corroborée cet état de fait. Elle se trouve lors du segment se déroulant lors de l’automne 1965. On y voit Matt entrer dans la boutique de Bear. Ce dernier a troqué sa petite cabane où il fabriquait ses planches de surf pour une chaîne de magasins à son effigie. L’artisan qu’il était s’est mué en chef de fil du Capitalisme qu’il honnissait par le passé. Milius nous donne à voir, sans forcer le trait mais non sans une certaine ironie, comment la guerre transforme les individus les plus récalcitrants au changement. Matt à ce moment là, n’est plus que l’ombre de lui-même. Il reste un grand sportif mais ses problèmes de dépendances et sa volonté à s’autodétruire l’empêchent de profiter de ce statut de modèle pour toute une génération de surfeurs. Bear lui rappelle tout ça avec une économie de mots qui résonne dans son esprit. Tant qu’il y a quelqu’un pour lui rappeler ceci, il ne sera jamais perdu.
Comment faire alors pour continuer à vivre sans la reconnaissance et les liens fraternels qui unissaient cette bande ?
Milius ne semble pas avoir de réponse à ce sujet. Il place seulement les valeurs attachés à la camaraderie comme les seules pouvant prétendre à la transcendance des individus face à la perte et au deuil des idéaux lorsque l’on avait 20 ans.
Même si le passé est enfermé dans nos mémoires, il peut encore en résulter des soubresauts comme en témoigne cette poignante séquence finale que l’on va appeler « la grande vague », où nos héros seront réunis pour un dernier tour de piste. Un adieu en grande pompe qui sera l’ultime souvenir d’un passé définitivement enfui dans les curls des vagues.

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le 14 avr. 2020

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