Halte
7.2
Halte

Film de Lav Diaz (2019)

Quand « la chance est notre seule chance »...

Il y a du Wang Bing chez Lav Diaz. Ou du Lav Diaz chez Wang Bing. Hors de question, bien entendu, de les assimiler l’un à l’autre, mais il existe toutefois, entre le réalisateur chinois et le réalisateur philippin, plusieurs proximités, formelles et de fond, qui suggèrent le rapprochement : le goût pour le noir et blanc, même si le recours à lui n’est pas systématique ; le goût pour les très longs métrages, devenant, pour les spectateurs, une expérience immersive et non plus seulement scopique ; le regard lucide, frontal, porté sur son propre pays, sa folie, ses meurtrissures, souvent politiques...


Ici, plusieurs fils narratifs s’entrecroisent très étroitement mais le réalisateur, également scénariste, codirecteur de la photographie, monteur et producteur, prend le temps de suivre chacun d’eux afin d’atteindre, comme naturellement, leurs points de rencontre. C’est ainsi que, en un pays qui semble plongé dans une nuit définitive par la dictature qui sévit et par des éruptions volcaniques qui ont obscurci le ciel, provoquant des pluies diluviennes qui ne parviennent cependant pas à laver toute cette noirceur, se dessinent quelques figures, que le hasard paraît d’abord avoir placées sous l’objectif de Lav Diaz : une prostituée de luxe, aussi belle que silencieuse (Shaina Magdayao), qui subit les pires traitements sans rien perdre de son calme ni de sa dignité hiératique ; ce n’est qu’au bout de quelques centaines de minutes que sera révélé son premier métier, prenant la forme d’un autre don de soi, plus spirituel, puisqu’elle enseignait l’Histoire à l’Université, où ses étudiants la regrettent et la réclament... Son vœu de silence - au moins ne pas mentir, comme la dictature le commanderait - et le sacrifice oblatif de son corps atteignent alors tout leur sens et se chargent de leur dimension de protestation muette mais radicale.


D’un noir et blanc très fortement contrasté, où un noir profond d’encre de Chine domine, conférant un éclat argenté aux trouées de blanc, émergent les figures du pouvoir : une police masquée, sans âme et violente, procédant à des exécutions sommaires. Des figures féminines qui n’ont rien de marial puisque, chefs militaires, elles égalent sans peine les hommes en dureté et en inhumanité. Hazel Orencio et Mara Lopez campent Martha Officio et Marissa Ventura. Cette dernière évacue les violences prodiguées en de grandes crises de convulsions hystériques que seule parvient à apaiser une activité érotique homosexuelle débridée. Quant à Joel Lamangan, il livre une performance impressionnante et incarne le dictateur, nommé « Président Navarra », avec une démesure qui force le respect : passant du calme de l’orateur le plus convaincant - ce qui ne l’empêche pas de tenir par moments des propos illuminés sur son élection de nature divine - à des accès de délire qui le voient pleurer en appelant diverses figures anciennement aimées, se travestir, transformé en couturière, se frapper les oreilles qui résonnent de voix contestataires, donner froidement à dévorer à ses crocodiles chéris les corps dépecés de ses opposants...


Une opposition qui n’est pas seulement phantasmée mais qui, bien réelle, aspire effectivement à l’anéantissement du dictateur : Hook Torollo (Piolo Pascual) est cet homme de l’ombre, bras armé d’une cellule de conspirateurs et tireur d’élite. Jean Hadoro (Pinky Amador) est la tête pensante, psychanalyste et écrivaine qui a le don, à ses dépens, d’éveiller le courroux le plus magistral du tyran...


On pense souvent au grand roman visionnaire de George Orwell (1903-1950) « 1984 », publié en 1949 : scènes de foule, assemblées pour des fêtes totalement commandées ; contrôle, aussi étroit que rigide, exercé sur la santé ; manipulation de l’information et réécriture de la « vérité » historique ; traitement réservé aux opposants...


Un constat, plus qu’un cauchemar, totalement glaçant, tant est reconnaissable la main-mise du président actuel, Rodrigo Duterte, sur les Philippines. Mais dans cette histoire de maîtrise poussée jusqu’à la démence, Lav Diaz s’offre la suprême élégance, en forme de bel espoir, de rappeler l’inaliénable part du hasard. « La chance est notre seule chance », rappelle, à plusieurs reprises, le beau justicier. Il semble en effet qu’aucun homme, même le plus puissant, ne puisse se permettre d’oublier que, au bout du compte, le hasard se réserve la prérogative d’être le plus souverain dictateur, et le plus redoutable...

AnneSchneider
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le 16 juil. 2019

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Anne Schneider

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