Heat contient en lui un feu, celui qui se nourrit de l’onirisme des émotions, de la passion épique pour le risque et de la puissance de la violence urbaine. Il serait aisé de confiner le long métrage à sa simple image de grand polar moderne qui s’accompagne de sa fameuse confrontation entre deux acteurs à leur apogée : Robert De Niro et Al Pacino. Mais le film ne se contente pas seulement de jouer avec les codes du genre mais décide de les amadouer pour les rendre plus venimeux.


La méticulosité de Michael Mann, sa science du montage et sa capacité à décrypter les obsessions de ses personnages font de cette œuvre une mosaïque de genre qui dépasse le cadre même de son architecture première. Une mosaïque qui se démarque du tout venant pour tenir dans ses entrailles, comme on pouvait le vivre avec les œuvres de Jean Pierre Melville ou de Sam Peckinpah, le flambeau de la tragédie et les stigmates du récit initiatique. Des grandes et majestueuses scènes de braquage aux fusillades naturalistes, meurtrières et sèches, Heat se plonge avec dévotion dans les affres de la ville bleutée qu’est Los Angeles : un espace périphérique, urbain, propice aux envolées « western » d’un John Ford, fait de buildings et d’entrepôts où seuls des « loups » peuvent survivre. Los Angeles devient de ce fait un véritable personnage : un univers où des « dieux » jouent à pile ou face avec la vie pour enfin toucher au but et se sentir libre de toute obligation.


Derrière cette histoire de malfrats et de gangsters, se dissimule une étincelle vivant chez des hommes et des femmes qui veulent avancer pour avoir le choix et construire un avenir qui effacerait les éraflures du passé. Chez Michael Mann se distingue donc une dichotomie qui est passionnante à dévisager : la posture figée et masculine de l’univers de son cinéma, celle qui convoque la violence, le code d’honneur et le respect des règles, qui se délite petit à petit par l’ébullition de la poésie du couple et par le mouvement perpétuel. Heat, comme les autres œuvres du cinéaste, que ce soit Hacker, Public Enemies ou même Miami Vice, est un cinéma du mouvement, touchant presque à une certaine forme d’abstraction, qui se démarque autant par sa mise en scène équilibriste que par des personnages qui ne cessent de courir à corps perdus vers le soleil de la réussite et de l’amour de l’autre.


Au-delà de bâtir sa trame policière et de faire grandir progressivement son face à face tant attendu, de manière méthodique et structurée, Michael Mann prend des risques sans perdre de tension ni de rythme et préfère toiser du regard les hématomes sentimentaux de ses personnages. Le couple est une entité hybride qui marche sur des braises : ce n’est plus une question d’hommes ou de femmes, ni de pouvoir et de domination, ni de volonté ou d’amour. Ce n’est qu’une question de regard, d’une âme qui se fond dans celle de l’amour d’une vie. Chacun voit naître en soi une lutte intestine entre la possibilité de s’affranchir, de continuer son bout de chemin ou alors de suivre l’être aimé même dans la dangerosité du quotidien. Heat se meut presque en film existentiel qui fait pleuvoir les coups de feu et fait se déchirer les couples par le biais de l’ambition destructrice de l’homme et sa volonté de dénicher le dernier coup.


A l’instar d’œuvres comme Mystic River de Clint Eastwood, c’est d’autant plus impressionnant de voir se mouvoir un tel aspect sensoriel dans un film qui paraît si grandiloquent dans ses grandes lignes : sa mise en scène, sa durée, son casting, la densité de son récit, son écriture, sa musique et sa violence sociale. C’est du grand art, une ivresse de maîtrise et de calcul qui paraît inégalable, presque trop froide pour être acclamée : un film « monde » qui pourrait balbutier devant tant d’ambition formelle et scénaristique. Et pourtant, Heat garde le cap grâce au feu qui est en lui, à son esthétisme aussi classique qu’avant-gardiste et marque la conscience collective par son invitation cinématographique. Une décharge aussi primitive que profondément humaine.


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Velvetman
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le 19 août 2019

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