Qu'il est bon de constater qu'il y a des encore des films géniaux et ayant du sens, en 2018 !
Dès le début, le propos s'annonce comme étant dédié à toutes les personnes qui, le coeur pur et simple, souffrent de la mécanique violente de ce monde, et que l'on qualifie de "naïfs" à cause de leur accès direct à la vérité.


Partant de la notion de traumatisme, et de l'incursion du mal dans l'intimité ordonnée de la psyché, le film utilise le personnage d'une femme au physique moyen, mais dont la beauté se révèle progressivement dans la douceur de ses traits, pour camper une dramaturgie plutôt canonique dont les actes s'enchaînent avec efficacité et sans fausse note.


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D'abord, Ruth, blessée et attirée dans le spleen de la dépression, confiant à son amie le vertige du tourbillon qui l'emporte dans la sensation absconse d'une vie insignifiante et d'une matière cruelle et inerte, décide, lorsqu'elle reprend ses forces et suite à un détail illuminant son esprit, d'agir pour ne pas laisser les choses en l'état. Poussée par la logique et le sens de l'investigation, elle croise le chemin de deux personnages clefs dans l'articulation de l'histoire : un chef de police représentant le stéréotype vivant de l'orgueil et du conformisme, puis Tony, un voisin tout aussi introverti qu'elle, et qui par ses atomes crochus se révèlera l'âme soeur dans le chemin de croix cosmique. Car ce film est axé sur la notion de destin, de karma, et prend des accents spirituels, non sans humour mais aussi, un ton dur et cru.


Ainsi, le film regorge immédiatement de scènes emblématiques et génialissimes, comme celle du commissariat et de la difficulté à se faire comprendre dans l'étranglement de l'absurdité, ou encore celle de la justice personnelle, délivrée avec une gauchise à la fois hilarante et touchante. Car le film joue dès le départ sur les codes de l'époque moderne que nous vivons, en particulier sur celle des nerds ou "dérangés" (pas tant que ça), avec une mise en scène caricaturant le personnage de Tony à la manière dont nous, les idiots portés sur la moquerie, pourrions nous représenter les traits. Je pense notamment à la scène immensément drôle de la prière dans la voiture, avec la gourmette, et le moment de silence brisé par le chien sur la banquette arrière, mélangeant avec délectation la référence aux films de kung-fu et la superstition des gens de bonne foi croyant en eux-même. Détail croustillant plein d'autodérision, dont on retrouve la racine dans la vie réelle et qui donne à l'instant cette puissance surnaturellement familière. L'authenticité suave qui s'en dégage s'envole encore plus dans l'ahurissement des scènes comiques sur la récupération de biens volés à mains nues, ramenant sans cesse le spectateur à la jouissance de cette innocence infantile de la volonté pure.


Mais cette évolution du destin a un prix : l'Univers, pour rétablir la balance, plonge les deux personnages dans une suite d'accidents débouchant vers une tragédie filmée de la manière la plus violente qui soit. Ce choix d'un mélange entre les genres fonctionne étonnamment bien, et on peut se prendre à osciller entre le rire, la peur, et l'envie de pleurer, dans un laps de temps parfois très court, avec toujours une justesse dans le propos qui laisse pantois. La tragédie prend à la fin une tournure particulièrement typée cinématographiquement, avec un sens du décors et de la dramaturgie qui rappelle des films comme Délivrance et le goût particulièrement américain de la mise en scène de l'horreur de l'existence, de la traque de l'intelligence par l'animal humain lui-même, dans les grands paysages naturels américains où le meurtre est étouffé par le bruit des arbres.


La solitude extrême, mais en même temps l'hallucination de l'esprit dans son chemin de croix, poussent l'héroïne à trouver le chemin du salut via la réminiscence de ses instincts et de ses souvenirs ancestraux, pour en finir avec l'incarnation du mal de la manière la plus méritée qui soit (la scène du serpent). L'intelligence, finalement, triomphe sur la psychopathie de la prédation au même titre que celle-ci, par son mensonge, prétend nous avoir sorti du statut de proie de la chaîne alimentaire tout en nous rabaissant sans cesse à sa mécanique. J'ai même pensé à la scène finale du film "Predator", en voyant Ruth s'enfoncer dans le marais.


Certains ont trouvé que ce film avait des faiblesses dans l'écriture, et des imperfections menant à une certaine prévisibilité du scénario : mais je me demande bien en quoi l'évolution des évènements pouvait être prédite, ou en quoi les personnages secondaires auraient besoin d'être davantage poussés. L'histoire que nous présente ce film est tout sauf calculable, et malgré le thème récurrent du mal, de la religion, et du sens profondément mystique de nos vies, ni la perfection des caricatures (les trois larrons autours du feu) ni la sauvagerie des péripéties ne mérite plus d'explications. Le fils aux traits homosexuels psychologiquement dérangé, les marginaux fomentant leur désir de vengeance déplacé, le mal incarné manipulant ses sujets, l'intrication indémêlable mais claire des destins familiaux : tout est là. Et l'imprévisible a même son personnage dans le rôle de la femme au foyer névrosée, surprenante et épicée, dont le choix final fera pencher la balance du destin.


Seule la fin, peut-être, aurait mérité d'être moins courte et un peu plus explicite. Mais quel plaisir j'ai eu, personnellement, à voir ce film ! C'est un immense bonheur de voir qu'il est encore possible, aujourd'hui, de parler de l'innocence du coeur. Je suis comme ça, j'adore le shérif Roméro dans Bates Motel, ou Mildred dans 3 Billboards : j'aime quand le bien prend les choses en main et sort du rôle d'éternelle victime dans lequel on veut bien l'enfermer. Justice sauvage, non ; mais justice éclairée, oui. Et ça, c'est une question d'esprit. A ce sujet : Ruth n'est-elle pas une sainte, lorsque frappée par le mal, elle souffre, et refuse de le laisser la soumettre docilement avec l'éternel mensonge que rendre les coups la ferait devenir ce qu'il est ?


;)

Héraès
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le 9 nov. 2018

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Héraès

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