« La misère est une forteresse sans pont-levis » (A. Camus)

La Sicile. Nom mythique, altier, prestigieux, depuis ses temples antiques jusqu’à Pirandello, en passant par ses paysages de carte postale ou sa mafia tant exploitée au cinéma. Pour son deuxième long-métrage, après « Pescatori di corpi » (2016), le réalisateur italien Michele Pennetta choisit pourtant d’en présenter la face sombre, obscure, même si le soleil attendu se trouve bien au rendez-vous. Mais il s’agit d’un soleil écrasant, implacable, à l’image de ce père, Marco, invectivant son fils, Oscar, pendant que celui-ci travaille pour lui à la recherche de métaux dans l’une des nombreuses mines de soufre à présent laissées à l’abandon et servant de décharge à l’air libre. Parallèlement au suivi de ce cadet d’une famille de ferrailleurs, le documentaire accompagne également le quotidien de Stanley, jeune Nigérian à qui son titre provisoire de séjour permet différents travaux, allant de l’aide qu’il apporte au curé sous la protection duquel il se trouve jusqu’au travail des vignes ou la surveillance de troupeaux. Deux destins de l’ombre, marqués par la précarité, l’inconfort, un vague et constant sentiment de menace... Le père, Marco, est passé en jugement à cause de sa violence naturelle et des témoignages contre lui de son ex-femme, la mère qui a abandonné ses deux fils aînés ; Stanley s’inquiète pour l’ami qui partage son existence et qui peine à obtenir la même légitimation de son statut sur le sol italien.


Toutefois, si la frugalité de ces existences est montrée dans sa crudité, jamais le réalisateur n’actionne la corde misérabiliste. Bien au contraire. Une forme d’humour, un sourire, est présent dès la scène d’ouverture, dans la décharge, lorsque Oscar trouve une statue de Vierge qui va connaître, hissée par le père, tête en bas, une Assomption d’un genre inédit... Les joies, même humbles, acquièrent une importance sans doute décuplée : un bon repas, une fête, une baignade, des jeux à vélo... Surtout, la beauté est présente, peut-être même omniprésente, bien que non esthétisée, d’autant plus miraculeuse dans ces existences cernées par le dénuement : beauté des visages, en tout premier lieu, visages plus souvent graves et réfléchis, taraudés de nostalgie, que souriants ou riants ; beauté des corps, musculeux et sculptés par les efforts et les privations, davantage dans le geste que dans la parole. Que dire, en effet, au creux de ces destins de l’ombre ? Quel commentaire apporter ? Mieux vaut agir, pour fuir la dépression, échapper à l’amertume.


La photographie de Paolo Ferrari est magnifique de sobriété et porte sur ce monde un regard qui pourrait rappeler celui de l’immense Wang Bing. Les sons se trouvent très subtilement recueillis par Edgar Iacolenna ; souvent mécaniques, furtifs, ils sont fréquemment les seuls témoins de l’activité humaine. Ils éclipsent donc toute musique superfétatoire, sauf à l’extrême fin, lorsque, après un croisement provoqué des trajectoires, entre quête inquiète et rêve, au cœur des ténèbres, éclate, bouleversant, le « Stabat mater » de Pergolèse chanté par un chœur d’enfants ; superbe hommage à l’innocence sacrifiée de ceux qui, comme l’annonce le titre, « Il mio corpo », n’ont que leur corps pour toute richesse.

AnneSchneider
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le 4 sept. 2020

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Anne Schneider

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