L'affiche est ici primordiale. Simple, sobre, efficace : voici ce qui semble être le portrait classique d'une première dame dans un biopic sage et illustratif. Cependant, si l'on s'arrête pour lire l'image à travers la lorgnette de l'Histoire et de la mise en scène politique, on remarque trois choses : le rouge de l'ensemble de la Première Dame dépassant ses vêtements, le pistolet signifié caché en un poing refermé, et la signature libre entourant le cou comme un collet.


Inspirante, dans son élégante façon de mettre en scène l'exercice du pouvoir;
Puissante, dans sa silencieuse retenue d'un pouvoir et d'un deuil qu'elle ne peut partager;
Opprimée, dans ce surnom de Jackie réside son insignifiance politique aux yeux des Hommes, mais aussi sa personne que l'on réprime.


C'est dans un plan d'une force capitale et bouleversante, caressant le visage de Natalie Portman extirpant la fumée d'une cigarette de sa bouche avec une grâce et une évanescence incroyable que je ne lui connaissais pas, que j'ai saisi l'énergie capitale et obsédante d'un film ni tout à fait biographique, ni tout à fait oeuvre d'un esthète désireux de dresser un portrait léchouillée de la première dame la plus adulée d'Amérique et du monde : Jacqueline Kennedy, au-delà de ses iconiques poses pour Life Magazine ou reportage aiguisés sur le mobilier chargé d'Histoire de la Maison Blanche, porte le poids de notre vanité à tous, hommes et femmes camouflant l'astre rayonnant mais fait de vide qui réside en nous, dont on est tant terrifié, derrière les nuées d'une Marlboro, un tailleur rouge cintré, ou encore le sourire fissurant un visage las. Détrompez-vous, Pablo Lorrain ne réanime pas ici le fantasme américain de la femme élégante, distinguée, passionnée mais surtout aimante : ce dernier, avec une délicatesse, une lenteur et un finesse assourdissantes et déchirantes, nous décroche le portrait de la femme dans l'angle mort du bureau ovale pour le piétiner et le recomposer de ces débris. Jacqueline Kennedy n'est pas magnifiée, ni mise au jour, mais allégorisée.


Dans son convoi aux vitres teintés caressant la foule de leurs reflets sépia, tirés d'images d'archives, sans jamais s'en approcher, Jackie observe, Jackie écoute, Jackie s'épanche sur ce reflet merveilleux qui ne représente pour elle qu'une masse informe, un défilement chronologique qui fait entrer tour à tour chaque âme du territoire américain qui passe devant ses yeux. Pourtant, la voilà serrée dans son tailleur de première dame, disposant de tous les apparats de la fonction. Cela ne devrait-il pas lui donner l'opportunité d'approcher, de toucher, de sentir sa maternité et sa connexion avec un peuple qui lui est propre et qui la chérit tant? Cela est désormais impossible, si tant est qu'il ne l'est jamais été pour cette femme rayonnante et pourtant de l'ombre : John F. Kennedy, qu'elle connaît sous le nom de "mon mari", est mort. Le contrepoint de "puissance" équilibrant un couple qui semblait correspondre à l'opposition genrée des sexes est mort.


Jackie, dont la corde étouffante quoique qu'équilibrante qui la reliait au président s'est rompue, doit désormais descendre seule en rappel dans le gouffre anguleux, profond et sombre de l'Histoire qu'elle a à construire, de l'image qu'elle a à protéger, et de son espoir qu'elle ne peut que laisser filer. L'entretien glacial et hors du temps que cette dernière accorde à un journaliste tout au long du film, amenant de nombreux flashbacks et brisant la continuité chronologique de l'Histoire pour laisser place à celle, malléable et beaucoup plus juste, des sentiments qu'elle éprouve face au souvenir, redéfinit en quelques lignes l'entière notion de biopic cinématographique.


Ce flots d'émotions contenues que délivrent Jackie, elles ne seront pas entendues, "Because [she] never said that." Pablo Lorrain, quant à lui, rejette la grande Histoire que l'on découvre si mouvante et fébrile dans la mort et la passation de pouvoir, si vaine dans les questionnements du frère du défunt président qui établit le bilan du mandat : c'est sur le visage de Jackie Kennedy, ou plutôt de Natalie Portman tenant ici un de ses plus grands rôles, que l'Histoire anthropologique du monde défile, silencieusement et jusqu'à l'anéantissement, pendant que les hommes l'entourant s'affairent à éjecter la dépouille de son mari du bureau ovale pour réinstaurer le pouvoir sans plus attendre et sans aucune forme d'attention.


Toutes les étapes cruciales de nos vies, les sentiments qui nous meuvent au fil du temps, se dessinent et s'évanouissent sur le visage d'une actrice hors d'elle-même, femme universelle, homme universel. La dignité, la mort, l'amitié, le dégoût, l'Amour : c'est sur ces événements que le réalisateur s'épanche, muni d'une caméra ne quittant presque jamais l'actrice, occupant la majeure partie de l'espace, laissant dans l'ombre les symboles du pouvoir, les discussions politiques dont on l'a toujours évincée, l'exercice de la vanité face à la pureté de ses sentiments incompris. On oscille ici entre deux influences stylistiques et thématiques, dont je ne connais pas l'implication dans les choix du réalisateur, mais qui me paraissent mettre en lumière ma vision de ce chef-d'oeuvre.


La première, qui en fait une réflexion méta-cinématographique sur la représentation, me rappelle celle de Diamants sur Canapé. Audrey Hepburn, contrairement à la Première Dame, n'est pas ostensiblement présentée comme une femme d'intelligence et de vertu. Elle entre dans un carcan féminin bien genré, mais qu'elle s'est réappropriée : en enfilant ses gants de soie et son gigantesque chapeau de feutre, elle est bien plus stratège que les hommes cherchant à profiter de sa beauté, dont elle se protège avec une intelligence éminente, incapable de s'émanciper autrement face à la pression extérieure et son vécu de femme mariée de force. En cela, elle gagne sa liberté, ou une partie.
Jackie, elle, bloquée dans le conservatisme des années 60, entre stéréotypes grimpants de la bonne ménagère et du mari conquérant et gominé, diffuse son influence au travers de ce à quoi elle peut avoir accès : l'art, le mobilier, l'apparence, la Mémoire qu'elle construit. En d'autres termes, la mise en scène, s'agissant d'une femme artiste surplombant dans son deuil notre fourmilière, cherchant le moyen de répandre son ressenti et de sauver l'image déliquescente de leur mandat. Tout le film pourrait ainsi s'apparenter au processus de création : la mort violente et bouleversante accouche de l'émotion impulsive première, qui engendre ensuite des préparatifs minutieux et soumis aux aléas des passions de la première dame.


La seconde influence permet, tout comme un artisan de la mode finaliserait un ensemble en en cousant les pièces subtilement choisies, de donner la rythmique et l'envolée directrice à ce chemin de croix où le sang se retrouve dans le vin et le rouge à lèvre. C'est aux œuvres de Terrence Malick que m'ont rappelé ces plans vifs et puissants de souvenir qui s'échappent, où l'empreinte de la nostalgie est brillamment et humblement marquée par la douceur poudrée de la composition, les travellings enivrants qui nous place comme en sonde de l'esprit de la première dame, mais aussi et surtout la Bande Originale de Mica Levi, qui saisit à la gorge et procure un sentiment inconfortable, comme entre la mélancolie profonde et la grâce, dès le plan d'ouverture du film. Chaque morceau embrasse l’abîme devant lequel Jacqueline Kennedy se trouve, au-dessus de Jackie gisant au fond : ils permettent de comprendre qu'au delà de cette mise en scène scénaristiquement sans grand intérêt (englobant seulement la période de deuil et de préparatifs de l'enterrement) pour dresser le portrait de l'ancienne première dame, au fond d'elle-même, lorsqu'elle argumente sur la nécessité de la nouvelle décoration de la Maison Blanche, elle songe à la péremption de tout cela.


Ce qui est certain, c'est que même si les dates et événements peuvent être évacuées de nos esprits très souvent centrés sur notre échelle de vie (même s'il y a des p'tits moments dans l'exercice de ta politique que les américains n'ont certainement pas oublié, John F.), les tâches de sang noirci sur le rose pâle du tailleur dont s'enveloppe Jackie, et dont on s'enveloppe tous, nous ramène toujours à la palpation rugueuse de la réalité.

Depeyrefitte
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le 31 janv. 2017

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