N'aviez-vous pas prévu d'avoir des dinosaures, dans votre parc à dinosaures ? Hein ? Alors, oui ?

Les lumières s'éteignirent, la salle bruissait toujours ; le texte "Universal" se mit à tourner autour de la terre, en silence ; puis, dans un saisissant noir, quelques titres orangés apparurent. On y lisait "Spielberg", on y lisait "Jurassic Park" et retentit alors un accord mystérieux, qu'on croirait sorti de la jungle, voire de la terre. La musique faisait écho à ce qui allait bientôt crever l'écran : un mystère. Dans cette boîte métallique, cage ultrasécurisée (mais apparemment pas assez), se cachait évidemment un dinosaure. Nous n'en vîmes que l'oeil et nous n'en entendîmes que les cris. La main de l'homme croqué par la créature des temps anciens disparut dans un fondu enchaîné qui laissa place à de l'eau, à cette "vieille sangsue d'avocat" et à un moustique dans de l'ambre.


Ainsi débute Jurassic Park. Vous vouliez des dinosaures ? Il faudra attendre un peu. Et même, un peu plus que cela. Car, s'adressant à John Hammond autant qu'à Steven Spielberg, le professeur Ian Malcolm demande, tel le public devant l'absence des dilophosaures : "n'aviez-pas pas prévu d'avoir des dinosaures, dans votre parc [film] à dinosaures ?". Il ne fait aucun doute que Spielberg manie l'autodérision avec talent : depuis Les Dents de la mer, l'une de ses marques de fabrique est de cacher ce que le spectateur attend, pour mieux le lui révéler tardivement, aiguiser son appétit et le pousser à observer d'autres éléments, d'autres ressorts scénaristiques, d'autres comportements. Jurrassic Park semble ainsi être beaucoup moins un film sur les dinosaures qu'un long-métrage d'exception, fourmillant d'idées de mise en scène, d'humour et de tension, axé sur le rapport entre le public et le genre du blockbuster hollywoodien et, avant tout, sur le fonctionnement de la machine à rêves qu'est le cinéma.


L'art des forains, du spectacle et de l'échappatoire, le septième du nom, trouve dans Jurassic Park une consécration jouissive et intelligente. Le scénario, d'abord, arbore un classicisme salvateur, efficace et qui brasse de nombreux thèmes sans pour autant se perdre dans chacun d'eux. Voici donc l'histoire d'un homme, un peu mégalomane, persuadé de dominer la nature en recréant des dinosaures, qui veut ouvrir un parc à thème [objectif]. Il demande l'avis d'experts pour avaliser la sécurité et la "morale" du parc, car les actionnaires ont besoin de garanties [situation initiale], un petit peu comme les membres d'un grand studio auraient besoin de garanties pour lancer un film et être sûrs qu'il fonctionne. Ces experts, les professeurs Grant et Sattler, sont les restes d'un monde figé dans le sable : la paléontologie à coups de brosse, qui cherche des squelettes alors que les rayons X menacent leur métier et qu'un multimillionnaire a même trouvé le moyen de faire revivre ces créatures du crétacé (ou du jurassique, c'est selon). Mais le nouveau monde a besoin de l'ancien, le moderne ne saurait faire disparaître le traditionnel, comme le numérique ne saurait éliminer les animatroniques. Assistés du professeur Ian Malcolm, chaoticien cynique inquiet de la dérive bioéthique (observons le thème rebattu de la nature "violée" par l'homme et qui s'en venge) dont chaque réplique (ou geste : lorsqu'il essuie la buée dans la voiture face à un T-Rex hurlant son pouvoir) a suscité l'hilarité de la salle, ils découvrent le parc et constatent que leur "métier est fini" ("vous voulez dire éteint !"), reprenant ainsi mot pour mot deux phrases prononcées par Spielberg et l'animateur Phil Tippett devant les effets numériques de Michael Lantieri. Arrivent, bien entendu, les péripéties et obstacles qui menacent l'objectif : une tempête, un opposant au projet en la personne de Nedry, des clôtures qui se brisent et des dinosaures qui attaquent. Tous les ingrédients du récit sont là et ressemblent à un écho de la production du film et des personnes impliquées dans celle-ci : Hammond, serait-ce Spielberg, créateur de génie qui veut redonner à chacun le plaisir d'être un enfant, qu'il s'émerveille des puces dans un cirque, des dinosaures dans un parc ou des dinosaures dans un film ? L'avocat, serait-ce le producteur soucieux de la rentabilité du film ? Grant et Sattler, Tippet et Stan Winston, concepteurs des animatroniques et incarnations de l'ancien monde des effets spéciaux ?


Ces raccourcis sont aisés mais ils démontrent néanmoins que, pour un blockbuster que les critiques avaient, pour une part, littéralement explosé à sa sortie, Jurassic Park a beaucoup à dire. Méta-film autant que divertissement mené d'uen main de maître, il mêle procédés de mise en scène inventifs, scènes cultes, répliques piquantes et ressorts narratifs avec audace et gigantisme. Aussi, dressons, rapidement, une liste de ce qui justifie, pour nous, ce "cœur" apposé à Jurassic Park et cet engagement total lors de sa projection sur grand écran :



  • la musique, évidemment, de John Williams, véritable invitation au voyage, plongée dans le monde de l'enfance épique ;

  • les raccords-regard qui nous placent en tant que spectateurs dans la peau de ces experts venus admirer l'invraisemblable ;

  • les travellings au ras-du-sol ; Dennis Nedry ne s'étonnant pas que l'espèce des Dilophosaures ait disparu juste avant que le Dilophosaure en question lui fasse comprendre qu'il ne vaut mieux pas trop rire avec ça ;

  • John Hammond, lassé, qui "croit [qu'il] hait cet homme" après que Malcolm lui a fait remarquer qu'on ne voyait pas beaucoup de dinosaures ;

  • les raptors qui chassent et ouvrent des portes, car c'est aussi bien, sinon mieux, que le King Kong qu'on aurait pu voir ;

  • l'immense scène avec le T-Rex, gratifiée d'un faux-raccord tout aussi immense mais mille fois pardonné dans l'euphorie terrifiante du moment (quelqu'un pourrait-il expliquer comment l'enclos est passé d'un sol plat d'où émerge la bête à une profonde crevasse ?).


Il y en aurait tant d'autres, des raisons qui nous ont poussé à aimer Jurassic Park. Mais lorsque John Hammond dit "on arrive" et que l'hélicoptère pénètre Isla Nubar, lorsque les brachiosaures sont visibles pour la première fois ou que l'on entend "Bienvenue à Jurassic Park", lorsque l'orchestre qui jouait ce jour-là, à l'occasion du ciné-concert, fit exploser les cuivres et pleurer les cordes, alors, sans comprendre vraiment pourquoi, des frissons parcourent le corps et des larmes montent aux yeux. On est happé, on est au cœur d'un monde inventé, on est dans le rêve. Le cinéma épique, avec peu de dinosaures, beaucoup d'attente et l'intelligence de l'autodérision : Steven Spielberg, nous vous disons merci.

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le 19 oct. 2017

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