En 1993, lorsque des milliers de mômes pelotonnés dans leur fauteuil rouge ont entendu “Sur votre droite vous allez apercevoir le premier troupeau de dinosaures du circuit appelés : dilophosaures.”, ils ont frissonné. Des gorges se sont serrées, des cages thoraciques fourmillaient. C’est des centaines de salles de ciné qui ont frémi en choeur. Et quand bien même l’écran n’offrait qu’un mur végétal comme toute illustration, le mot était lancé et avec lui des dizaines d’images et de créateurs de mondes allant de Zdenek Burian à Rudolph F. Zallinger.


Lorsqu’on attaque Jurassic World, et avec lui la plupart des résurrections de franchises, on accuse souvent un rêve perdu, l’extinction de l’émerveillement, l’absence de “magie”, mot aussi étrange et indéfini que fréquemment employé. Et la plupart du temps, on se contente de ce constat un peu inconsistant sans s’aventurer à définir ce que pourrait bien être cette “magie”. Et il est probable que cette magie, c’est justement ce lien que faisait Jurassic Park, et les films de dinosaures en général, avec les ouvrages à vocation scientifique et documentaire qu’on lisait étant mômes. Cette proposition d’illustration d’un monde perdu qu’étaient les films de dinosaures jusque dans les années 90, cette fraction de fantasme qui entrait en écho avec le savoir théorique avéré. C’est ce qui fait la force et le pouvoir de fascination des films de dinosaures, qui ne sont ni des films de dragons ni de quelconques films de monstres. Ce sont des films qui essaient de nous montrer quelque chose qui a potentiellement existé sur notre planète. C’est là que Jurassic World, aidé par une industrie numérique inarrêtable, perd une grande partie de sa saveur, troquant le cadre contraignant d’une science en marche contre les libertés infinies du fantastique.


Quand The Lost World (1925) montre un agathaumas, reconstitution approximative d’un cératopsien aujourd’hui invalidé qui était en fait constitué de trois animaux différents, les yeux écarquillés du public retrouvent les peintures de Charles R. Knight qui forgeaient à l’époque l’imaginaire collectif en illustrant fidèlement le savoir paléontologique. Quand King Kong (1933) exhibe un T-Rex en appui sur une lourde queue, un peu à la manière d’un kangourou, et se déplaçant comme un lézard maladroit, il ne fait que reprendre l’idée que l’on se fait alors de la bête. Et quand, 36 ans plus tard, La Vallée de Gwangi montre un animal similaire, ce n’est pas seulement parce-que Ray Harryhausen veut saluer son mentor Willis O’Brien, c’est aussi parce-que les connaissances scientifiques n’ont pas énormément évoluée à ce sujet lors des deux premiers tiers du 20ème siècle. C’est après que ça vient, et qu’on assiste à la naissance de Petit Pied, de la vallée des merveilles de Don Bluth et ses animaux dynamiques, réactifs, gracieux, à sang chaud et en équilibre sur le seul étai de leurs pattes. Tous ces films sont inscrits dans les connaissances de leur époque, et tous ces films ont cette valeur d’illustration, de fenêtre sur un monde perdu, lointain, sauvage et vierge, produisant des tableaux effleurant l'intemporel. Ce sont des propositions qui ont connu leur moment de probabilité, qui ont, en leur temps, accédé à la réalité. Et c’est pour ça que l’attrait pour les dinosaures n’a rien d’une mode, c’est les intérêts additionnés qu’on a pour le passé; la faune de notre caillou bleu et les monstres de nos imaginaires.


En 2010 et des brouettes, Jurassic Park, film bâti sur des connaissances solides, révolutionnaires, celles qui ont établi les sauriens comme étant des oiseaux, a posé son empreinte dans les esprits et a surtout façonné l’industrie du cinéma qui souhaite plus que tout retrouver la recette du premier film dont on parle encore aujourd’hui avec autant d’étoiles dans les yeux. C’est la quête de cette magie perdue, de cette astuce indéfinissable qui faisait ce soi-disant émerveillement. Sauf qu’en 2010 et des brouettes, tous les gosses qui lisent des livres sur le sujet savent que les dinosaures avaient des plumes. Qu’ils étaient parés de pelages en tous genres, qu’ils arboraient des toisons différentes selon les saisons, qu’elles variaient aussi selon les milieux, en somme, que les plumes sont un apport à la fois passionnant et parfaitement crédible dans le monde des sauriens géants. Un gosse qui a 10 ans en 2015 ne retrouve pas les habitants de ses livres dans Jurassic World. A aucun moment il ne ressent vraiment cette fascination pour une faune disparue et le grand écran ne semble plus prendre très au sérieux ni même comprendre ce genre de passion.


Un minimum de précision scientifique, un peu de rigueur dans la reconstitution, c’est ce qui manque à Jurassic World pour s'envisager un peu de solidité et l'once d'une pérennité. Sauf que le film en a plus rien à faire de ça. Peu lui importe que les livres nous parlent de plumes là où il semble suffire de copier-coller les animaux de 1993 pour recréer l’engouement. Peu lui importe même de marquer les mémoires tant qu'il assure le rassasiement immédiat. Hollywood se cantonne aux films de dragons, animaux sans contraintes aptes à tous les excès et potentiels prétendant pour les plus grands spectacles cinématographiques. On peut tout faire avec des monstres, il est vrai. On peut leur offrir le don de l’invisibilité, une puissance titanesque ou une intelligence extraordinaire. L’animal ne connait plus aucune limite et ne peut être défait que par un concours de circonstances ne connaissant lui non plus aucune limite. Le spectacle à tout prix à petit à petit tué cet intérêt pour ce qui jadis peuplait réellement les jungles et steppes de notre planète, ce désir d’une ouverture sur un monde définitivement perdu mais, le temps d’un instant, soudainement tangible et vivant.


Reste que Jurassic World était un fast-food valable à sa sortie, j’avais bien rigolé, c’est du bon souvenir, mais plus j’y repense et plus je déplore cet emprisonnement dans les visions de son grand frère, là où, pourtant, la science contemporaine se trouve sans cesse renouvelée dans son imagerie. Alors ok, "on n’est pas là pour regarder un documentaire", on connaît cette réplique, mais si le cinéma et les dinosaures ont toujours fait un couple idéal, c’est qu’ensemble, ils exploitent parfaitement cette frontière entre réalité et fiction, entre science et mystère. Toutes les preuves sont là pour nous dire que des animaux gros comme des immeubles se baladaient sur la planète il y a 140 millions d’années, mais elles nous parlent d’un royaume obstinément inconnu, perdu et éternellement fascinant. Et c’est ce dont un film de dinosaures doit nous parler librement, pas de dragons et autres monstres strictement fantastiques et enfermés dans l'imagination de leurs aînés.

zombiraptor

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