Le récit de l'Année du dragon, écrit à quatre mains par Michael Cimino, Oliver Stone et leurs obsessions vietnamiennes, a pu passer pour quasi raciste. Il est vrai que toutes les interventions de Stanley White / Mickey Rourke imputent toute la misère du monde, tous les crimes, tous les trafics, non pas aux gangs de Chinatown - mais à la "nature" même de la Chine millénaire. Et ce ne sont pas les indignations formulées par la journaliste chinoise amoureuse de Stanley White ni le descriptif wikipedia de la Chine débité en quelques secondes par un gentil Chinois infiltré (mais bientôt abattu sauvagement par ses méchants frères) qui pourraient servir de contrepoids ...

La réalité est sans doute plus complexe. Stanley White, lui-même d'origine polonaise (et le nom qu'il a choisi est sans doute révélateur d'une tentative, un peu dérisoire, d'intégration) est profondément rejeté par les "siens", par l'Amérique blanche et ses représentants officiels qui encouragent la séparation entre les communautés, en délèguent la "gestion" aux mafias en place, tolèrent, favorisent (et y trouvent même leur compte) tous les crimes, tous les trafics, toutes les formes les plus exacerbées de violence. De telle pratiques, évidemment conscientes, volontaires, stratégiques et culturelles ne peuvent que conduire au communautarisme le plus refermé, le plus violent et le plus déviant. Aux antipodes du rêve américain, définitivement illusoire. Cette théorie est développée dans une critique très intéressante proposée par Verhuist sur Senscritique :
http://www.senscritique.com/film/L_Annee_du_dragon/critique/2287533

En réalité il convient d'abord de voir l'Année du dragon comme un thriller urbain, totalement excessif, magnifié par une mise en scène grandiose. Par delà le côté un peu convenu du scénario et plusieurs temps faibles (ainsi des séquences avec la première compagne de Stanley White) qui ne durent d'ailleurs jamais longtemps, tant les relances du rythme s'avèrent magistrales.

L'Année du dragon est un grand thriller - entre explosion des couleurs, rouge et jaune flamboyants dans les rues et dans les intérieurs ouverts au public de Chinatown, avec parfois des éclats contrastés frappants (le blanc des costumes des chefs mafieux avançant de front), vert, puis ocre glauque lors de l'échappée sidérante dans la jungle birmane (ou vietnamienne), s'achevant sur la découverte d'une tête à la Alfredo Garcia, noir enfin et du plus noir, et bleu glacé dans la nuit new-yorkaise lors du pandémonium final, de l'affrontement dantesque entre les frères ennemis (interprétés par Mickey Rourke et John Lone), avec des images inoubliables : la silhouette noire, de plus en plus petite, filant entre les deux rangées de piliers du pont dans la nuit bleutée; les deux hommes inversant leurs courses pour foncer l'un vers l'autre, sang aux lèvres et arme en avant, à la façon des chevaliers et des tournois du Moyen-âge; l'image énorme du train, plus large que l'image, fonçant sur les fuyards et sur les spectateurs, cloués dans leurs fauteuils, à la façon des premiers spectateurs du cinématographe, face au train pourtant si paisible arrivant en gare de la Ciotat.

C'est cela. L'année du dragon, c'est d'abord du grand cinéma.

Le montage, effréné, est à l'avenant. Les décors aussi, somptueux, avec des profondeurs de champ infinies, traversant les foules, les multitudes de figurants, dans les rues ou dans les restaurants bondés - le plus beau décor est sans doute celui de l'appartement de la journaliste, avec ses baies vitrées panoramiques ouvertes sur la métropole. Et l'interprétation est au diapason. Mickey Rourke, borné et héroïque, aussi incorruptible qu'exaspérant, aux limites de la vulgarité, a sans doute tendance à marmonner, comme toujours, mais il investit son rôle de la meilleure des façons, dans l'excès et dans un excès de charisme. Le contrepoint fourni par ses deux partenaires, l'alliée amante et l'ennemi éternel (presque un frère donc), la journaliste (Ariane Koizumi) et le mafieux terrifiant (John Lone, le Dernier empereur), tous deux explosant de classe, met encore plus en valeur le personnage, finalement assez inédit, du héros.

Du grand cinéma.

Seulement ? le film est achevé. Le générique se déroule sur fond noir, bientôt accompagné par une musique que l'on pense avoir déjà entendu. Puis l'image revient : une chanteuse chinoise, que l'on avait effectivement entrevue dans la grande salle de restaurant, juste avant une fusillade sanglante. La chanson reprend - elle relève moins du folklore millénaire de la Chine, que de la musique pour boîte, vaguement exotique, vaguement vulgaire. Et pourtant le refrain en boucle, et le thème musical même, vous attrapent. et plus encore la chanteuse, poupée maquillée, couverte de paillettes et de strass. On suit, envoûté, le mouvement serpentin du bras et le trajet du micro et de son fil, constamment repris. On se laisse bercer par le rythme. Et on reste accroché au sourire tellement maîtrisé qu'il ne signifie plus rien. Tellement culturel et mystérieux, et qui peut renvoyer, bien au-delà des clubs de Chinatown à une image bien plus lointaine de la Chine éternelle. Et on reste là, fasciné.
pphf

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