C'est dans un envers du décor que Jean-Pierre Melville décide d'adapter le roman de Joseph Kessel. Dans une France divisée en cette fin des années 60 avec les événements que l'on connaît, le réalisateur sort "L'armée des ombres". Comme il l'explique lui-même, cela faisait depuis la fin de la guerre (qu'il a vécue dans les réseaux gaullistes) qu'il souhaitait mettre en œuvre un long-métrage sur la Résistance en contrepoint de la pensée commune et largement répandue.
Le film fut accueilli avec des avis et critiques très diverses à une heure où Mai 68 venait à peine de se terminer (techniquement). Les réminiscences de la Deuxième étaient encore présentes d'autant plus. C'est donc dans une atmosphère particulièrement délétère que Melville signe LE chef-d’œuvre sur les activités souterraines pendant l'occupation allemande.
Il ne fallait pas moins que les 2h20 pour dépeindre une époque emplie de sens, de noirceurs, de crimes, de trahisons. De dignité surtout. La vie quotidienne d'hommes et de femmes ordinaires, précipités, par la force des choses et par leur conscience intérieure, dans une lutte souterraine.

Dans l'armée des ombres, l'on a affaire en permanence à un intimisme rude, ascétique voire revêche. C'est dans une atmosphère de pluie, de nuit et de brouillard, filmée en couleurs ternes qui s'apparentent souvent à du noir et blanc vaguement teinté, qu'évoluent ces quelques personnages emblématiques d'une France qui avait choisi de refuser le viol et l'anéantissement. La peinture du récit est sombre, triste, austère à l'image du sujet qu'elle dépeint. Et jamais le spectaculaire ne s'immisce là où nombre de films n'ont cessé de l'y mettre. C'est juste le quotidien de la Résistance, ses réseaux, ses complexités, ses trahisons, ses punitions sans procès, ses obscurantismes bienfaiteurs et ses prises de décision qui ont fait que la machine occupationniste a pu être en grande partie anéantie.
Melville s'attache à donner toute l'humanité due aux protagonistes de la libération en fixant les gros plans comme des marques de respect. Ils fixent également le perceptible et ancre encore un peu plus les émotions dans le silence. Dans les silences pesants, révélateurs et criant plus qu'un bruit ne saurait le faire. La solitude glacée, l'angoisse de la dénonciation et la peur permanente se lisent tout au long du récit, et sont le lot de tous les personnages. Aucun n'est à l'abri. Aucun.

Ce qui fait que ce film est un monument réside dans la richesse du silence pour mettre en exergue un vacarme assourdissant.
Ce qui fait que ce film est une œuvre majeure tient en une réalisation relayant les extravagances du vu au rang d'inutilité publique. Jean-Pierre Melville essuie le superfétatoire d'un coup de brosse, laisse le superflu au placard et met uniquement en avant le propos.

Ce film est un étirement du temps dans une forme primaire. L'action qui se meut dans les regards obliques, la gestuelle et le phrasé juste. On souffre en silence, qu'il nous est expliqué. On paye ses crimes et ses trahisons. Frères d'arme, de cœur ou d'esprit, c'est à travers la confiance que se règlent les comptes.

"L' armée des ombres" c'est la parabole de l’extrémité. Un jour on aime, un autre on déteste. Un autre on tue.
Au nom d'une même cause.
Celle de ne pas abdiquer.
Tout est dit.
lehibououzbek
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Top 10 Films, Regarder..et admirer ces pépites du cinéma et Les meilleurs films français

Créée

le 11 févr. 2015

Critique lue 391 fois

2 j'aime

lehibououzbek

Écrit par

Critique lue 391 fois

2

D'autres avis sur L'Armée des ombres

L'Armée des ombres
Matrick82
10

Critique de L'Armée des ombres par Matrick82

SensCritiqueurs, Senscritiqueuses, Pas de vannes, pas d'éloges gratuites. Juste MON film préféré: intouchable, innovant, immersif, émouvant. Pour tous les cinéphiles du monde, voici le cadeau de papa...

le 28 févr. 2014

111 j'aime

1

L'Armée des ombres
SanFelice
9

L'engagement total

L'Armée des ombres, c'est donc la résistance. Et pendant les quelques 2h30 de ce film, nous suivrons quelques mois d'un réseau de résistance, avec ses personnages clés, Luc Jardié (Paul Meurisse),...

le 21 janv. 2015

98 j'aime

4

L'Armée des ombres
Linio
4

J'ai résisté à l'attrait de ce film

Tout d'abord, je dois dire que je suis "client" de ce genre de films. Les films sur cette période historique, particulièrement du point de vue de la résistance, ce sont des films que je regarde en...

le 19 nov. 2012

71 j'aime

10

Du même critique

The Division Bell
lehibououzbek
9

The last bell is ringing

The Division Bell est tout simplement le dernier et ultime album studio de Pink Floyd. On est en 1994 et outre le fait qu'il soit le dernier de la superbe discographie du groupe, il est celui par...

le 11 janv. 2013

33 j'aime

10

In the Aeroplane Over the Sea
lehibououzbek
2

Cet album est juste une daube, rien de plus.

Je fus un mouton moi aussi. Ayant remarqué ça et là les critiques dithyrambiques, je me suis dit qu'avec de tels éloges je ne pouvais tomber que sur quelque chose de génial. Certes, Rat Diot Ed et...

le 11 févr. 2013

30 j'aime

68

Painkiller
lehibououzbek
10

La technique au service de la composition

Je suis choqué. Oui je suis définitivement choqué, abasourdi, en position PLS dans un coin, suçant mon pouce comme quelqu'un qui viendrait de subir un énorme trauma, et qui ne pourrait plus bouger...

le 14 févr. 2013

23 j'aime

1