Est-ce un effet de notre frénésie pédagogique nationale, le titre français "L'Ecole de la vie" indique une direction toute différente de ce que pose en toute simplicité le titre espagnol : "Los Niños" ("Les Petits Enfants"). Et ne parlons pas du titre anglais, "The Grown-ups" ("Les Adultes" ou, plus textuellement, "Ceux qui ont grandi") !... Cette question d'âge, qui provoque de tels écarts dans les titres choisis, est en effet centrale, dans ce troisième long-métrage de la réalisatrice chilienne Maite Alberdi, documentaire portant sur un groupe d'adultes atteints du syndrome de Down (autrement dit la trisomie 21) et rassemblés, depuis des dizaines d'années, dans le même centre éducatif proposant une formation au métier de pâtissier.


Problème d'âge central, et qui risque de devenir sociétal dans nombre de pays développés, puisque ces "niños", longtemps condamnés à ne pas vivre plus de vingt-cinq ou trente ans, peuvent désormais atteindre soixante ans, voire soixante-dix ans sous peu. Longévité qui les expose à la mort de leurs parents, auxquels ils ne survivaient auparavant pas, et qui place la société au pied du mur de ses responsabilités...


Avec une sensibilité et un respect inouïs, maniant à la fois l'empathie et l'humour, Maite Alberdi resserre sa narration autour de quatre de ces adultes, suivis sur plusieurs saisons. De l'anonymat de la caractérisation médicale, "trisomie 21", se dégagent ainsi quatre figures singulières, que la réalisatrice parvient à nous faire regarder en tant que personnes, au-delà du handicap qui les affecte et, d'ordinaire, les insularise. "Nous sommes des adultes conscients", doivent-ils clamer, en se dressant de leur siège et en levant les bras, au début de l'un des ateliers qui leur est consacré...


Voici donc les quatre "adultes conscients" dont l'existence est portée à notre attention :
- Ricardo, perfectionniste dans tout ce qu'il entreprend et soucieux de devenir financièrement indépendant. De tous ses semblables, c'est celui qui cumule le plus de responsabilités (pâtissier, assistant à des personnes âgées placées en institution...), reflets de ses capacités. Mais il est sous-payé et sa bonne volonté se heurte parfois au découragement, lorsqu'il entreprend de calculer...
- Anita, modeste pâtissière, éperdument éprise de son compagnon de laboratoire, Andrés. Par ailleurs, elle vit chez ses parents, puis chez sa mère seule, à laquelle elle se heurte dans ses revendications de liberté.

- Andrés, qui rend à sa partenaire la passion que celle-ci lui porte. En-dehors de l'institution, il vit en compagnie de tantes et de neveux, qui financent son inscription dans le centre de formation.
- Rita, enfin, qui pose ses lèvres sur celles de son compagnon aussi goulûment que sur tout ce qui est sucré ; peu lui importe que celui-ci ne goûte guère qu'elle "mette la langue" et que, renversé sous elle, il agite au ralenti ses jambes, comme un scarabée basculé sur le dos...


Quel âge ont ces héros singuliers ? Le visage déjà marqué de rides, ils ont des aspirations adultes (aimer, goûter à des moments d'intimité, jouir d'une liberté financière), vivent partiellement en adultes (gagnant un peu d'argent, formant un couple, étant conscients de leur âge), mais révèlent soudain un fond d'enfance, comme lorsque Rita déclare le projet de s'acheter des poupées avec ses économies, ou lorsque Andrés entreprend d'acquérir pour son aimée une vraie bague de fiançailles avec une somme dérisoire...


Comment répondre à ces désirs, à la fois urgents, pleinement légitimes, et parfois en contradiction avec un réel bridé ? Très délicatement, la réalisatrice nous confronte à ce questionnement plus qu'elle ne prétend y répondre, un questionnement au cœur duquel elle nous a entraînés en nous amenant à entrer dans l'éprouvé de ses personnages : un éprouvé intense, brut, nu, sans fard ni barrière de protection. Lorsque Anita, un matin, arrive à l'atelier en pleurant la mort soudaine de son père, le spectateur, tout surpris, se retrouve assez semblable à l'empathique Rita, qui fond en larmes dès que ses amis pleurent... De même qu'il sourit irrésistiblement, lorsque celle-ci se met à nommer "Mon amour" toute personne qui a su trouver le chemin de son émotion...


Même s'ils révèlent des questionnements abyssaux, ces "niños" magnifiques nous ont permis de les approcher en une immersion totale, abolissant la frontière rassurante - pour l'homme déclaré sain - du normal et de l'anormal.

AnneSchneider
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le 7 nov. 2017

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