Comment un film peut-il échapper à ce point à son créateur ? Comment avec autant de bonnes intentions ce « chercheur d'absolu »qu'est Clouzot est-il arrivé à une telle impasse? Au point d'être contraint à s'arrêter de tourner ?


Transportons-nous au début des années 60. C'est l'époque de la Nouvelle Vague et tous les anciens metteurs en scène à succès sont ringardisés du jour au lendemain. Clouzot comme les autres ; il faut dire que Quai des Orfèvres ou le Corbeau étaient représentatifs de la France de la première moitié du siècle dernier, avec des numéros de music hall datés ou des enterrements sinistres, et que la jeunesse des Trente Glorieuses aspirait à plus d'optimisme, plus de légéreté et plus de réalisme.


Pour essayer de prendre le train de la modernité en marche Clouzot renouvelle ses souffre-douleurs, je veux dire ses acteurs, fait faire du ski nautique à Romy Schneider, histoire de maîtriser la vague, et fait des expériences cinématographiques se basant sur l'art cinétique en allant s'inspirer de peintres abstraits comme Joël Stein ou Yvaral.
Il y a pour Clouzot une véritable surenchère dans l'utilisation de ce nouveau vocabulaire, dans l'espoir de renouveler son art mais aussi pour tenter de créer les règles d'un nouveau cinéma, après avoir exploré dans ses films précédents l'expressionisme allemand dans toutes ses dimensions. L'insatisfaction perpétuelle du créateur, alliée aux tendances auto-destructrices du scorpion, sera ainsi le moteur d'un échec annoncé.
Pour insérer ces séquences expérimentales Clouzot prendra comme prétexte plutôt capillotracté les visions inspirées par la folie du personnage masculin, visions qui se manifestent lors du sifflement des trains qui passent. Aprés avoir filmé du point de vue du coupable dans l'Assassin, après avoir pris le point de vue du mort dans le Corbeau, le défi est relevé d'une marche autrement plus risquée : filmer la folie vécue par un fou.


Le scénario, a contrario est simple comme celui d'une série de FR3 : le bonheur d'un jeune couple, amoureux au début, se trouve empoisonné par la jalousie maladive du mari, qui entend des voix. Le sujet demandait plutôt de la précision clinique, à la manière dont le traita excellemment Claude Chabrol plus tard.
Chez Clouzot l'idée était de montrer la jalousie sous la forme d'une schizophrénie protéiforme, qui transcende le récit classique pour aller jusqu'à l'abstraction. L'intention était louable.
Mais avec le recul il est facile de voir partout des signes avant-coureurs de l'échec.
Ainsi pour le tournage Clouzot ne prendra pas une équipe comme tout réalisateur, ni même deux équipes, mais trois équipes de tournage avec tous les meilleurs techniciens de l'époque. Qui n' évoquera pas la mégalomanie du metteur en scène ?


Par un effet de miroir rarement observé jusque là, il se trouve que le scénario du film va s'appliquer à Clouzot lui-même. En effet au départ on peut observer le cas classique du metteur en scène follement amoureux de son interprète. Comment expliquer autrement de voir Romy Schneider en jaune sur fond jaune, en jaune sur fond bleu cinétique, en bleu sur fond bleu de Joël Stein, nue en gris avec des paillettes sur fond muticolore, et omniprésente à chaque image ? Et je passe sur les innombrables essayages de robe et les auditions infiniment recommencées. La malheureuse Romy, loin de partager cet attachement possessif, finissait par hurler, à bout de nerfs, devant les manies de son obsessionnel de régisseur. Ne vivait-elle pas un enfer ?
Et le reste de l'équipe en avait pareillement plus que marre de se faire réveiller à deux heures du matin pour vérifier tel ou tel détail qui était venu au maître pendant la nuit. Le tournage devenait un enfer. De là une perte de confiance généralisée sur la pertinence du projet final.
Mais le plus incroyable était la punition infligée à Reggiani, jouant le rôle du mari jaloux, qui était forcé de courir pendant des kilométres autour du lac, jusquà l'épuisement. Clouzot n'aurait-il pas surpris de la complicité entre ses deux acteurs principaux ? Quelle est la voix intérieure qui lui parlait alors? Quoi qu'il en soit Reggiani quitta le tournage en prétextant la fièvre de Malte, ou autre chose, n'importe quel prétexte pour quitter cet enfer.
Ainsi, de l'attitude du metteur en scène, des conditions de tournage, aux retards qui s'accumulent, il en va même jusqu'au lieu de tournage, le viaduc de Garabit : tout est Enfer.
Après un essai avorté avec Trintignant, pas assez bon pour le marathon, le film l'Enfer qui s'était transformé définitivement pour les équipes de tournage en l'Enfer de Clouzot ne prit fin que par le forfait du metteur en scène, victime d'une idée trop absolue du cinéma.
A la fin de chaque film de Clouzot on trouve qui est le coupable : dans l'Enfer le coupable de l'échec est féminine : c'est la caméra elle-même.

Zolo31
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le 25 nov. 2017

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Zolo31

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