Si certains cinéastes se sont spécialisés dans le fantastique, d’autres n’y ont fait que de rares incursions, désarçonnant d’autant plus le public qu’on ne les attendait pas sur le terrain. C’est le cas d’Ingmar Bergman qui, avec L’Heure du loup, livre un film oppressant qui préfigure à bien des égards le Shining de Kubrick et qui se trouve servi par un noir-et-blanc dont les contrastes sont maîtrisés à la perfection. Mais qu’est-ce que cette « heure du loup » qui nous vient des vieilles balades scandinaves ? « C’est l’heure où la nuit fait place au jour, c’est l’heure où la plupart des mourants s’éteignent, où notre sommeil est le plus profond, où nos cauchemars sont les plus riches, c’est l’heure où celui qui n’a pu s’endormir affronte sa plus violente angoisse, où les fantômes et les démons sont au plus fort de leur puissance. » Il va être en effet question d’insomnie, de solitude (ou plutôt d’isolement) et de visions de plus en plus cauchemardesques.


Le peintre Johan Borg (Max Von Sydow) et son épouse Alma (Liv Ulmann) emménagent un beau jour sur une île, dans une jolie petite chaumière entourée de pommiers en fleurs. Tout commence sous les meilleurs auspices, elle pose pour lui dans le jardin quand il ne parcourt pas le pays à la recherche de paysages à dessiner, mais avec le temps il devient de plus en plus sombre et taciturne. Quant à Alma, elle rencontre un jour sur le pas de la porte une vieille dame qui prétend avoir 216 ans et qui lui conseille d’aller jeter un œil sous son lit… ce qu’elle s’empresse de faire, découvrant le journal intime de son mari, dans lequel elle apprend qu’il a connu une maîtresse, une certaine Veronica, avant leur installation sur l’île. Une île qui n’est déserte qu’en apparence car le couple y fait la connaissance du baron von Merkens. Celui-ci vit dans un château des environs et les invite à une réception avec ses amis, parmi lesquels on retrouve la mystérieuse vieille dame. Durant le repas au château, les deux héros restent tétanisés par le bavardage cacophonique des convives, le temps d’une scène quasiment fellinienne où la caméra tourne autour de la table ronde et passe d’un mangeur à l’autre, attrapant au passage des fragments de phrases décousus. Revenu à la maison, Johan se confie à sa femme à propos de ses insomnies, de souvenirs d’enfance qui l’ont traumatisé et d’un autre souvenir plus récent, mais qui pourrait bien n’être qu’un fantasme, un cauchemar ou un effet de son imagination, au cours duquel il aurait froidement assassiné un jeune garçon lors d’une partie de pêche. L’étrangeté et l’épouvante progresseront dès lors en crescendo, d’autant que Johan est armé et qu’on l’invite une nouvelle fois au château où, à sa grande surprise, l’attend Veronica, étendue sous un grand drap blanc… La maîtresse des lieux tient d’abord, on ne sait pourquoi, à maquiller le peintre, l’attifant d’un grimage androgyne aux airs à la fois clownesques et gothiques : « C’est vous et ce n’est pas vous : idéal pour une rencontre amoureuse. »


L’Heure du loup n’est pas exactement un film à suspense car un des ressorts principaux du récit (la découverte du journal intime) est annoncé dès les premières secondes dans le texte du carton d’introduction. La scène qui suit nous montre Alma sortir de la maison, venir s’asseoir devant une table en bois dans le jardin et parler face caméra, expliquant au spectateur qu’elle et son mari se sont installés dans l’île il y a sept ans de cela, qu’elle est à présent enceinte et qu’elle a remarqué des empreintes sous la fenêtre de la cuisine… Cette distanciation, cette manière de prendre le public à témoin fait écho, quelques minutes plus tôt, à la voix de Bergman qui, au moment du générique du début, donne des directives à ses techniciens. Cette scène, presque documentaire, la moins cinématographique de toutes à vrai dire, n’empêchera pas par la suite le cinéaste suédois de déployer ses meilleurs artifices : le linge à sécher pendu dans le jardin et battu par les vents, claquant et voletant devant le visage préoccupé de Johan tandis que sa femme l’enlace et ne perçoit pas son trouble, la surexposition de la scène de pêche, lorsque Johan et l’enfant s’empoignent, l’horreur prenant ici appui non dans les ténèbres mais dans l’éblouissement…


Ainsi la qualification de fantastique n’est ici absolument pas exagérée car c’est bien dans ce genre-là que s’inscrit le film. Cela commence avec cette vieille dame à l’âge pluriséculaire et cela se poursuit au château lorsqu’après le repas on donne un spectacle de marionnettes sur l’air de la Zauberflöte de Mozart et que la marionnette, s’agitant dans un décor égyptien, n’est autre qu’un petit humain miniature, ce qui ne semble étonner personne… Fantastique aussi dans cette forêt où Johan se trouve en proie à des hommes-oiseaux ou lors de cette seconde visite au château, dont les couloirs sont envahis par les pigeons, le baron marchant quant à lui au mur et au plafond comme une chauve-souris tandis qu’une de ses invitées, de façon très lynchienne, laisse tomber ses yeux dans un verre et s’arrache le visage comme un masque... Et peut-être plus fantastique encore est ce qui demeure hors champ, comme les œuvres de Johan, qu’on ne voit jamais, ni lorsqu’il montre son cahier à dessins à son épouse en tournant les pages d’un bruit sec, ni lorsque les personnages fixent un de ses tableaux que la baronne a accroché au mur de sa chambre à coucher mais qu’on ne verra jamais à l’écran.


Il n’est dès lors pas si surprenant qu’on ne puisse s’empêcher, à plusieurs reprises, de penser à The Shining : dans les deux films un couple s’isole dans un lieu reculé (un hôtel de montagne / une île) pour qu’un artiste (le romancier joué par Jack Nicholson / le peintre joué par Max Von Sydow) puisse créer au calme, dans les deux cas l’artiste bascule dans la folie tandis que des tensions minent son couple, et dans les deux cas il se laisse déstabiliser par des personnages perturbateurs et censément fantomatiques (le barman de l’hôtel Overlook / le baron et ses amis). Ces parallèles ne s’arrêtent d’ailleurs pas au plan narratif, on les retrouve également au plan esthétique : la scène où Johan embrasse Veronica, qui repose comme une morte sur une table d’autopsie, et qui éclate d’un rire dément lorsqu’il la prend dans ses bras, rappelle immanquablement l’étreinte de Jack Torrance avec une femme découverte dans la baignoire d’une chambre de l’hôtel – et on pourrait en dire autant du visage du jeune garçon jeté à la mer et filmé de dessus tandis que son corps remonte à la surface. Les univers respectifs de Bergman et Kubrick sont certes très éloignés mais après tout, chacun des deux n’a produit, dans son œuvre, qu’un seul film d’épouvante…

David_L_Epée
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le 23 juil. 2018

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