"Ce qui m’a attiré dans ce projet c’est que le livre avait l’air impossible à adapter au cinéma". Cette complainte, fréquente dans l'histoire du cinéma, on l'a déjà tous entendu un jour. Très récemment, beaucoup pensaient L’Écume des jours inadaptable ; on laissera chacun juge, face au résultat, d'admettre qu'ils avaient raisons ou torts. Ce sentiment, assez vain, trouve son explication dans l'affection qu'éprouvent les cinéastes pour l’œuvre originelle. La vérité est néanmoins plus formelle : aucun livre n'est véritablement hors de portée, puisqu'on ne demande pas au septième art de retranscrire les émotions d'un livre, de nature bien différentes, mais les siennes, celles du cinéma.

Sûrement ce qui a convaincu Ang Lee, hétérogène cinéaste taïwanais, au moment d'adapter le très récompensé roman fantastique de Yann Martel, L'Odyssée de Pi. Un livre d'aventure familier de certains univers, notamment ceux de Burton, Gilliam ou Shyamalan. Ces deux derniers, justement, ont longtemps été en course pour s'occuper de cette adaptation qui, pour des questions de plannings, a échouée dans les mains du réalisateur de Tigre & Dragon. Et ce sans une grande satisfaction : "Je me disais qu'une personne lucide ne serait pas capable de se lancer ni de mettre de l’argent dans cette entreprise. Voilà pourquoi ce film est devenu mon destin et ma foi."

De foi, il en est d'ailleurs beaucoup question au sein du récit écrit par Martel. Son héros, le jeune Piscine Molitor Patel, comme beaucoup d'enfants, s'interroge sur sa spiritualité en ne sachant pas vraiment vers quelle voie se diriger. Mais Pi ne veut pas choisir, il trouve du bon dans toutes les formes de croyances et tire autant sa religion de l’Hindouisme, de sa fascination du christ que de l'agnosticisme de son père. Un personnage pour le moins atypique, vite attachant, natif de Pondichéry, ville du sud-est de l'Inde, comme ses parents, directeurs du parc zoologique, et son grand frère, Ravi. Une famille poussée à l'exil, faute de pouvoir assurer l'avenir de son zoo, forcée d'embarquer dans un immense Cargo à direction du Canada. Mais le voyage tourne mal et le bateau fait naufrage (stupéfiante scène catastrophe). Seuls survivants, Pi, un zèbre, un orang-outan, un tigre et une hyène, échouent sur une barque de fortune.

"La plus grande difficulté du film a été le tigre" avoue Ang Lee. On veut bien le croire. A l'image, le rendu est imperceptible : les animaux sont d'un réalisme époustouflant. Plus généralement, c'est l'aspect visuel du métrage qui retient vite l'attention. Un océan aux allures célestes, des plans proches d'un tableau, des ruptures de tons spectaculaires dans la photographie, L’Odyssée de Pi est un miracle esthétique permanent. Plus qu'une fable, cette traversée initiatique finit par se définir comme un huit clos en haute mer où le danger, omniprésent, recouvre de nombreuses formes. Le principal tour de force du film se trouve sûrement ici, dans cette capacité à captiver, sans cesse, autour d'une seule et même situation, celle d'un jeune indien à la dérive qui n'a que sa foi et son éducation pour s'extraire de sa peur la plus primitive. Énième parabole tendu par un scénario foisonnant, bien plus complexe qu'il n'y paraît, extrait du roman originel. C'est dans cette adversité, terrible, qui prend la forme d'un conte pour enfant, que la réalisation trouve ses morceaux de bravoures. Notamment dans la relation qu'entretient Pi avec le dernier animal resté à bord : Richard Parker, le tigre. Un apprivoisement mutuel entre les deux principaux protagonistes, tour à tour cruel, touchant, intense et bouleversant. Une vraie relation de cinéma.

L'Odyssée de Pi n'en oublie pas ses incessants questionnements philosophiques. Proche de l’onirisme, l'identité graphique du film installe subrepticement le doute entre le rêve et la réalité. Sorte de fantaisie, proche d'une épopée grecque, l'aventure du jeune Piscine Patel revêt un imaginaire touchant qui empêche de ne pas totalement y adhérer. Pour autant, tout interroge sur la véracité de ce récit conté, dès le début du métrage, par un Pi adulte à un jeune écrivain en recherche d'inspiration. «Ne jamais laisser la vérité entraver une bonne histoire.» explique le dicton. Les thèmes brassés pendant deux heures prolongent cette idée et sont une interrogation vivante, méta et viscérale sur les notions de croyance, d'onirisme et de réalité.

"Mon livre a été traduit dans quarante-deux langues. Le voir adapté au cinéma, c’est une autre traduction qui s’opère. Le langage du cinéma est universel, et c’est un plaisir de voir l’histoire traduite de cette façon." témoigne son auteur. Cette traduction cinématographique est une belle poésie de l'image, une fiction enchanteresse à la beauté enfantine, ode à la nature, expérience panthéiste, loin du film de noël que l'on pouvait en attendre. Le langage exprimée par Lee est un pur moment de cinéma qui nous envoie loin, très loin, et ne cesse d'émerveiller. N'est ce pas le but premier du 7e art ? Probablement la plus belle réponse de 2012.
Nicolas_Chausso
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le 10 déc. 2013

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