Première scène. Un homme, à moitié nu, entouré de militaires, des parachutistes. Il semble épuisé, à bout, on sent qu’il vient de craquer, de faire une chose qu’il va toute sa vie durant regretter. Il a le visage, le corps tuméfié, criblé de traces de coups. Les militaires tentent de le réconforter, de le calmer ; on lui propose du café, on lui dit que « c’est fini », qu’il sera bientôt libre. Un militaire entre alors dans la salle, probablement un gradé ; un de ses subordonnés lui donne une adresse. Il réconforte lui-même, lui demande s’il peut se tenir debout, marcher, il ordonne alors à ses hommes de l’habiller : on lui donne une tenue de militaire. Gros plan sur son visage, il semble désespéré, perdu ; à bout, il crie et se précipite vers les volets fermés d’une fenêtre, certainement pour mettre fin à ses jours. On l’en empêche, le giflant, lui indiquant que « cela va recommencer s’il continue ».


Deuxième scène. Le générique défile. Un bataillon de parachutistes investit un quartier populaire, vidant les habitations de ses occupants avec force, et ce dans le but de préparer une manifestation. Les militaires investissent alors une salle de bains, qui sert de planque à une poignée de personnes. La personne commandant le bataillon demande alors aux personnes recherchées de se rendre. La caméra s’arrête sur l’une d’entre elles, Ali La Pointe. Le film va alors nous raconter son passé…


En deux scènes, le décor et le projet du film est planté : ce long-métrage, réalisé par le cinéaste italien Gillo Pontecorvo, sera à la fois un film politique, militant, engagé, et un film de guerre, au montage nerveux, tourné caméra à l’épaule dans une approche quasi-documentaire, à la reconstitution minutieuse.


Disons-le tout de go : ce film n’est pas vraiment un souvenir d’enfance de ma cinéphilie. En effet, le film, daté de 1966 et présenté à la Mostra de Venise où il remporta le Lion d’Or, rendant furieux les instances officielles françaises, fut longtemps invisible dans l’hexagone, après une première interdiction en 1970, puis une censure qui rendit le film extrêmement difficile à voir jusqu’en 2004. Le film fut considéré comme un outil de propagande du fait du constat peu glorieux fait sur le comportement peu glorieux des militaires français, comme le suggère la première scène décrite plus haut.


Néanmoins, je veux être sûr que personne, aucun de mes lecteurs, des lecteurs de Critique-Film ne passe à côté de ce monument du cinéma engagé. En effet, le long-métrage italo-algérien, basé sur la véritable expérience de l’ancien chef militaire du Front de Libération Nationale Yacef Saadi, est le plus grand film jamais fait, le plus authentique, sur ce qui a été appelé, bien après la production du film, la « Bataille d’Alger ».


Un peu d’histoire : en 1956, alors que la Guerre d’Algérie a débute voici deux années, de nombreux attentats sont effectués dans la ville même d’Alger, attentats perpétrés contre la population française par le Front de Libération Nationale (FLN). La loi martiale est alors installée, sur ordre du gouvereur général de l’Algérie Robert Lacoste, par le général Jacques Massu, haut gradé à qui l’on donne tous pouvoirs, hors du cadre légal, afin de démanteler l’organisation responsables des troubles provoqués par l’organisation du FLN, laquelle se bat et milite pour l’indépendance de leur pays. Ces événements se déroulèrent de janvier à octobre 1957, et se concluront par le démantèlement de l’organisation terroriste et l’arrestation de ses membres importants. Seul Ali La Pointe ne se rendra pas et se laissera éliminer par l’armée française, le 9 octobre 1957.


Ces événements, les plus sanglants du conflit franco-algérien, et qui se concluront par la proclamation de l’indépendance de l’Algérie, sont décrits dans ce CHEF-D’OEUVRE. Oui, je l’écris avec des majuscules, tant le film est un morceau extraordinaire de cinéma ! Sur une mise en scène millimétrée et un montage nerveux, allant à l’essentiel mais sans jamais perdre le spectateur pour peu qu’il ne connaisse pas bien ces moments d’histoire, le film est en outre porté par une reconstitution hallucinante de réalisme, du fait que le film ait été tourné en décors naturels, dans la Casbah d’Alger, sur les conseils d’anciens membres du FLN, et en présence d’acteurs et figurants tous non-professionnels, à l’exception de Jean Martin incarnant le Colonel Mathieu (personnage fictif rappelant le général Massu).


Le film provoqua la colère de la délégation française à la Mostra de Venise de 1966, qui n’assista pas à la projection officielle du film, considérant ce dernier comme un tract du FLN. Pourtant, l’oeuvre de Gillo Pontecorvo est non seulement captivante, passionnante émotionnellement, par la réalisation ciselée des scènes d’action et de préparation des attentats, mais prend également le soin de ne faire preuve d’aucun manichéisme.


Le scénario de Franco Solinas et Gillo Pontecorvo, inspiré d’un livre du chef militaire Yacef Saadi, expose les faits, sans jugement, ni leçon de morale : il montre les faits, et rien d’autre, et ce de manière réaliste, sans prendre parti. Aucun protagoniste n’est présenté comme un barbare ou un monstre : juste des hommes usant de moyens exceptionnels ou à leur portée, les attentats pour les rebelles afin d’effrayer ou déstabiliser la population hors de la Casbah d’une part, les arrestations et intimidations (voire même scènes de torture, scènes qui provoquèrent alors le plus la controverse) d’autre part.


Aujourd’hui, après avoir souffert de la censure et être resté longtemps invisible en France, le film a été réhabilité et est considéré comme l’un des plus grands films de l’histoire du cinéma, et comme une grande œuvre du cinéma politique et engagé, aux côtés des films de Costa-Gavras ou d’Yves Boisset des années 1970. Il est même utilisé dans les écoles militaires américaines pour les études sur la guerre insurrectionnelle, et le Pentagone même a organisé une projection privée afin d’étudier comment la guérilla urbaine a influencé les évènements en Algérie de 1957 à 1962, du fait de l’authenticité du film de Pontecorvo.


Amateurs de films engagés politiquement, de films historiques, de films d’action ou les trois à la fois, vous commettez une grave erreur en passant à côté de l’oeuvre de Pontecorvo. Vous passerez à côté d’une œuvre monumentale, haletante, prenante, et tragique à la fois, culminant dans ces cinq dernières minutes reconstituant d’une façon hallucinante la « semaine des barricades » de fin janvier 1960, des minutes terribles mais porteuses d’espoir pour tout un peuple, pour tous les peuples en colère…

HuriotDavid
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le 16 nov. 2016

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David Huriot

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