Avec son road-trip pré-western, Kelly Reichardt construit un film tout bonnement fabuleux sur l'histoire de ces neufs errants. Brillant, ingénieux et sublime, les adjectifs ne manquent pas pour décrire cette Dernière Piste à la fois âpre et poétique. Un bijou intimiste, une expérience extraordinaire.
Perdu ; c'est le premier mot qui vient à l'esprit en découvrant les images d'introduction, ces scènes éparses de vie quotidienne d'une communauté restreinte. On pénètre doucement cette collectivité par le regard, eux qui marchent depuis deux mois déjà dans le désert d'Oregon et qui semblent aussi déboussolés que le spectateur. L'aridité est omniprésente et, dès le début, l'enjeu narratif est connu : il faudra trouver de l'eau. Un leader se démarque : le fameux Meek (Bruce Greenwood), censé guider la petite société toujours plus vers l'Ouest. Les premiers pas de la Conquête sont ici retranscrits avec brio, dans le lent cheminement vers un Ouest fantasmé. Les personnages ne sont pas des âmes en peine mais bien des corps raccrochés à un unique but, celui de la survie en environnement hostile.

Ces personnages se dévoilent à nous de manière graduelle, ils deviennent des visages au bout d'une quinzaine de minutes avant de devenir nos semblables, et inversement nous, perdus avec eux, dans cette espèce de reg sans fin. Le paysage régulier, presque identique, est offert à la vue sur des dizaines de kilomètres à la ronde. Protagoniste à part entière du film, le territoire en est également l'enjeu le plus complexe, puisque s'il s'étend à l'infini, sa quiétude n'est qu'apparente et masque nombre de mystères et de dangers. Déceler ce qui se trouve derrière les collines produit une tension dramatique primordiale dans la quête des fugitifs, dont la vie n'est retenue qu'à quelques gouttes d'eau. Si les hommes incarnent l'autorité et tranchent pour le groupe dans son ensemble, le film est clairement raconté du point de vue des femmes. La clef de voûte narrative réside ainsi en Emily Tetherow (Michelle Williams), qui va s'affirmer peu à peu dans la défense d'un indien rencontré sur le chemin, double incarnation du péril et de l'espérance pour ces pionniers.

Relégués à ce qu'ils recèlent de plus humains, ces gens ordinaires ne pensent pas à l'histoire avec un grand H qu'ils écrivent : entre les tâches ménagères et les besoins primaires, la lutte pour la vie ainsi que l'économie de moyens sont dominantes. Ces priorités sont brillamment relevées à l'écran par une avarice de mots, où les silences sont souvent plus éloquents que les dialogues en eux-mêmes. Le format d'image carré favorise une focalisation sur les visages plutôt que les paysages, tout en offrant une profondeur de champ intéressante qui restreint le champ de vision à celui des personnages. Dans le genre ultra-codifié du western, volontiers filmé en cinémascope (la réalisatrice place pourtant La Ville Abandonnée de William Wellman dans ses sources d'inspiration), Kelly Reichardt se démarque assez franchement. Le résultat est sans appel : un grandiose et paradoxal huis-clos. Si le tournage fut assez chaotique, si les conditions ressemblaient plutôt à celles du film, l'atmosphère transposée à l'écran souligne parfaitement une ambiance dévastatrice pour des personnages dont le destin est soumis à une variable unique.

Minimaliste à souhait dans son déroulement narratif, un tel parti pris, s'il pourra rebuter certains spectateurs, fait l'incroyable singularité du film. Le rythme est engourdi et saccadé, à l'image des convois emplis des effets personnels des migrants qui fendent l'horizon dans un mouvement perpétuel. On vit alors le film comme une réelle expérience, dans laquelle on glisse imperceptiblement, vers les eaux profondes d'une compassion brûlante et intense. Ce sentiment est largement aidé par les performances extraordinaires de Michelle Williams, Bruce Greenwood, Will Paton, Zoe Kazan et Paul Dano pour ne citer qu'eux, tous bouleversants. D'une beauté sidérante, La Dernière Piste évite enfin tout effet de pose : chaque plan semble taire un sens, un ordre naturel peut-être engendré par l'expérience vécue sur les lieux du tournage. Puissante épopée désertique qui nous prend aux tripes, le film regorge de poésie à chaque tournant, à chaque instant. Un final énigmatique, déconcertant pour quelques minutes encore, clot cette traversée épique avec génie. Point de fabrication ici, mais du cinéma à l'état pur, délesté de tous ses artifices pour toucher au coeur.

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le 22 juin 2011

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C G

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