Il n'est pas évident de résumer la signification de La Femme Modèle. S'agit-il d'un divertissement sans portée ou d'une satire virulente de certains aspects caractéristiques de la société américaine ? Avant d'en décider, il convient de constater que Vincente Minnelli est soucieux de tenir la balance égale entre les protagonistes d'une histoire qui pourrait aisément verser dans le drame. Cette neutralité bienveillante assure au film une efficacité qu'il n'aurait pas si l'auteur avait adopté le parti paresseux et commode de s'indigner. Il a beaucoup trop le sens des demi-teintes pour verser dans un moralisme facile, et laisse à d'autres le soin de vitupérer, d'enseigner et de prophétiser. Il s'agit donc d'une comédie de mœurs, mais aussi d'une comédie de comédie de caractères qui concentre tous les développements sur le mince sujet de la querelle conjugale. En décrivant avec précision deux modes de vie radicalement et irréductiblement étrangers l'un à l'autre, on met en valeur des individualités qui coïncident tellement avec ces styles d’existence qu'il y a tout lieu de penser que, privées de ce support, elles se volatiliseraient instantanément. Ce reporter sportif, cette modéliste qui décident tout de go de se marier, qui seraient-ils privés de leurs habitudes confortables, de leurs préjugés, de leurs petites malices ? Rien, déterminés par leurs milieux respectifs à un point que la moindre perturbation les affole. On ne saurait pour autant parler de pessimisme car l’ironie des notations est toujours motivée par la légèreté de la touche. Minnelli est animé d'un grand souci d'impartialité : aussi donne-t-il libéralement la parole à chacune des parties en cause, mais c'est paradoxalement cette équité qui dévoile l'instabilité des personnages, à la fois vaguement inconscients et extrêmement sympathiques. Les personnalités de Mike et Marilla sont aussi transparentes que du cristal de Bohême, leurs mobiles aussi simples à déchiffrer que les secrets de la règle de trois. En dépit des différences qui les séparent, ils se soumettent sans effort au conformisme du groupe ou de la coterie. On ne s’étonne donc pas de les voir se réconcilier. Le happy end n'est pas une concession, il est parfaitement logique. Qui se ressemble finit par s'assembler.


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Mais alors une question se pose : comment favoriser notre connivence avec des êtres a priori aussi futiles ? D’ailleurs le sont-ils vraiment ? Notre journaliste, à y regarder de plus près, n’est pas seulement un bon garçon, naïf et honnête, fidèle en amitié et généreux dans ses idées. Parce que le base-ball et la boxe le passionnent, il sait être courageux et risquer sa vie pour la défense du noble art. Et Marilla, vestale de la mode, est capable de perturber son ménage pour mettre à la disposition d'artistes snobs, mais travailleurs et consciencieux, son somptueux appartement de Park Avenue. Un maître de danse peut malgré les apparences s’avérer aussi courageux et viril que n'importe quel sportif. Et le superflu est là où l'on ne s'attend pas la trouver : vaut-il mieux consacrer ses loisirs à jouer au poker ou à monter un show ? C'est donc d’abord par le biais de leur métier que les héros, ennemis de l’à peu près et du laisser-aller, acquièrent une véritable consistance. Ce qu'on fait est somme toute moins important que la manière dont on le fait. Cette discrète apologie de l'ouvrage bien accompli transparaissait déjà dans Tous en scène, où l'on voyait Jack Buchanan et Fred Astaire défendre avec cœur deux points de vue radicalement différents de la mise en scène à grand spectacle. La lucidité du cinéaste sait être indulgente toutes les fois que les personnages ne considèrent pas leur profession comme une simple partie de plaisir. Et il est révélateur que l’année précédente, il traitait Van Gogh comme un artiste se sacrifiant délibérément à son œuvre. Voilà pour une première lecture.


La seconde repose sur une matière plus brute de l’œuvre qui en constitue peut-être le sujet même : la mémoire, sa sélectivité, sa subjectivité. À un moment, Marilla assiste à la répétition d'un numéro musical où s'exhibe sa rivale (croit-elle) en amour, Lori Shannon. Soudain elle se fige et écarquille les yeux, venant de reconnaître, à la faveur d'une pose suggestive, les fragments anatomiques d'une photo dont elle ramassa naguère les morceaux dans l'appartement de son époux. Un truquage grossier mais efficace nous fait partager son impression, les jambes et une partie du torse de la danseuse venant s'incruster sur les morceaux de l’image déchirée au sol telle qu’elle s'en souvient. Ces échantillons, à l'échelle du film tout entier, constituent un emblème à la fois formel et narratif. C’est que La Femme Modèle est une sorte de comédie musicale en hors-champ : des numéros en puissance y sont délibérément et systématiquement sabotés — soit gênés par un technicien agité qui indique à la caméra un cadre fictif, soit exécutés en costume de répétition, soit vus des coulisses, et dans tous les cas parasités par le panache de la comédie. Mais un morceau de bravoure vient démentir à la dernière minute cette éternelle figure de musical interruptus : la bagarre dansée par Jack Cole, qui assomme un régiment de gangsters en dessinant des arabesques de ballet. Dans son rôle secondaire, ce fameux chorégraphe est d'ailleurs l'irremplaçable pivot du film : c'est sur lui que repose sa cohérence et une bonne partie de son dynamisme visuel, bien que ses apparitions soient limitées dans le temps.


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Le quiproquo enclenchant le récit est d'abord celui qui fait croire à Marilla que son mari la trompe, mais c'est aussi une figure de style, héritée de Lubitsch, qui se délecte d'objets ou de phrases perpétuellement détournés de leur fonction. Le jonglage des méprises est basé sur la subjectivité mensongère des perceptions. Celle-ci est soulignée dès la première séquence par la gueule de bois du héros, Mike entendant chaque son au centuple (le bruit d’une aiguille produit un vacarme de tonnerre, idée géniale) et souffrant d’une altération oculaire pour le moins violente (le ciel lui paraît rouge, pour dire comme la cuite a été carabinée). Un changement de couleur peut changer les destins, c'est ce que racontait entre autres La Vie Passionnée de Vincent Van Gogh. Cette vision faussée de l'environnement est rendue apparente suite à la remarque anodine d'une inconnue qui deviendra son épouse, et se double automatiquement d'un imbroglio : puisqu’il ne se souvient pas qu'ils ont fait connaissance la veille, il pense qu'elle cherche à le racoler. Ce qu'elle finit d’ailleurs par faire puisqu'elle s'aperçoit vite de cette amnésie temporaire et continue de jouer le jeu plutôt que lui rafraîchir la mémoire. La mise en scène très maligne de Minnelli atteint ici une sophistication du ténu, du presque rien, tout en s’autorisant quelques savoureuses explosions burlesques. Au bord d’une piscine de Beverly Hills, sur un voilier ou devant un bassin d’otaries, il invente ainsi le split-screen avant tout le monde puis se lance dans un ballet de monologues, de ruminations et d’adresses à faire pâlir les plus fanatiques des mankiewicziens. Les personnages vont longtemps évoluer dans un malaise perpétuel, source pour le spectateur d’un plaisir jouissif obtenu grâce à un artifice remarquablement utilisé : le dialogue continue des voix off qui se répondent sans s'écouter tout au long du l’intrigue, sorte de démonstration pratique de l'efficacité du malentendu. Ce dispositif nous permet de faire toujours le point, de prendre tel ou tel en flagrant délit d'inconséquence ou de mensonge. Par ailleurs, l'une des clés du grand bonheur procuré par le film réside précisément dans le contre-emploi de ses comédiens. Le toujours formidable Gregory Peck, héros de tant de drames torturés, et Lauren Bacall, sirène du mélodrame noir, rivalisent de charme, d’humour et d’aisance dans des rôles que n’auraient pas renié, disons, Katharine Hepburn et Spencer Tracy.


La commutation est chez Minnelli la figure de ce qu'on pourrait appeler le "rêve diurne". Elle n'est possible ou gratifiante que si son corollaire étymologique est réussi : l'échange, qu’il soit d’ordre culturel, social, artistique ou affectif. Le changement d’habitude et de milieu social est la partie la plus apparente de ce motif récurrent. Le pugilat final n’en acquiert que plus de force, en explicitant un va-et-vient socio-culturel et personnel à la fois : il fait éclater les tensions narratives devenues inextricables et résout du même coup les tensions psychologiques. Mike découvre que la danse, ce rituel "efféminé", peut sauver des vies, et Marilla que la violence n’est pas que l’apanage des brutes et des gangsters. La mémoire, quant à elle, forme dans les drames du cinéaste la texture du cauchemar ; dans ses comédies, elle constitue un inépuisable réservoir de gags. Le film brode d'infinies variations sur ce thème : mémoire subjective (le prologue où chacun refuse de raconter objectivement l'histoire), trou de mémoire, réminiscence (la photo de Lori), amnésie véritable (le personnage hilarant de Maxie, boxeur simplet qui dort les yeux ouverts et croit rêver la réalité : c'est sur lui que se clôt le film)… Lorsque Mike se fait renverser des raviolis sur son costume, il garde soigneusement cette expérience en tête et son souvenir est resservi subtilement quand, pendant un match de boxe, il explique à sa compagne déjà au bord de l'évanouissement que les spectateurs des premiers rangs ouvrent leur journal pour se protéger des éclaboussures de sang. Mais s’il fallait ne retenir du film qu’un seul motif, ce serait peut-être une locution verbale. Ayant demandé à sa femme des sandwiches au salami et au fromage pour agrémenter sa partie de poker entre amis, Mike se voit servir une espèce de pavé blanchâtre décoré des quatre couleurs du jeu de cartes. Le salami et le fromage, lui indique Marilla, sont à l'intérieur. Plus tard il précise de la même façon que celui qu'elle surnomme le garçon sans nez a en réalité bien un nez, mais lui aussi à l'intérieur. Tromperie des apparences, inversions des évidences. Dans une pièce de l'appartement, Jack Cole répète ce qui doit être le spectacle chanté et dansé du siècle. Or, derrière la porte fermée, on n'en voit pratiquement rien. Si La Femme Modèle est la plus brillante et réjouissante comédie de Minnelli, c'est peut-être parce qu'il s'agit, en fait, d'un musical — mais seulement à l'intérieur.


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Thaddeus
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le 29 mars 2015

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