La meilleure façon de dénoncer quelque chose réside peut-être dans la manière d'en montrer le plus possible, tout en laissant peu de place aux commentaires afin de laisser le spectateur devant le fait accompli, nageant en pleine splendeur crasseuse. C'est le tour de force réussi par Elia Kazan avec La fièvre dans le sang, traduction maladroite de Splendor in the Grass, qui montre une petite société américaine composée de deux étudiants, Bud et Deannie, vivant au grand jour un amour contrarié ainsi que leurs familles respectives, aliénées et aliénantes pour leur progéniture. Bud et Deannie sont les porte-étendards de l'amour guimauve caractéristique de la tendre adolescence, amour en apparence parfait si ce n'était qu'il ne pourrait être consommé : Deannie doit préserver sa virginité, rester pure à tout prix pour cause de convenance, du qu'en dira-t-on quand Bud lui possède une liberté limitée, celle de coucher avec la deuxième "sorte de fille" sous la bénédiction de son propre père pour assouvir ses pulsions masculines.


Elia Kazan évite cliché et caricature dans le traitement de son histoire. Bud n'est pas un salaud en rut, tout comme Deannie n'est pas plus une sainte-nitouche pour qui le mariage signifie l'accomplissement de toute une vie. Néanmoins, Bud et Deannie ont eu la malchance d'être élevés dans une époque où on se fiche royalement d'eux et de leurs désirs par des parents dont l'immaturité omnisciente contraste avec le respect presque religieux qu'ont leurs enfants pour eux, respect teinté de pusillanimité pour Bud, profondément incapable de s'élever pour protester contre l'absurde éducation parentale. Préférant la fuite, le repli sur soi, la défection sentimentale, Bud s'en sort sans trop de difficulté par un relativisme rempli d'égoïsme face à une Deannie qui plonge peu à peu dans la dépression, frappée de colère et d'abattement face à des parents totalement hystériques, empêtrés dans leurs certitudes. Une mère qui s'excuse de l'avoir élevée comme elle suppose que toutes les petites filles l'ont été, un père qui devant sa fille en larmes s'inquiète pour la réputation de son foyer à cause des voisins qui pourraient tout entendre, et surtout tout répandre.


L'hypocrisie suinte par tous les pores de ce joyeux petit monde. Le père de Bud, magnat du pétrole s'endort comme une loque à l'église pendant le sermon du prêtre, pour ensuite ajouter à la fin un mielleux "c'était un très bon discours" de circonstance. Il est intéressant de noter à quel point les acteurs principaux, Warren Beatty et Natalie Wood sont proches de leurs personnages : Warren Beatty n'a jamais été fichu de s'engager sérieusement avec quelqu'un, sauf vers la fin de sa vie, ni pour quoi que ce soit (comme le prouve son projet avorté de candidature au parti Démocrate américain). Natalie Wood quant à elle est devenue une actrice reconnue dans la douleur, poussée par une mère hargneuse qui arrachait des ailes de papillon pour faire authentiquement pleurer sa fille pendant les tournages de scènes. De là en résultent des moments dans La fièvre dans le sang qui font opportunément écho aux trajectoires respectives des stars réquisitionnées pour le film. Le seul personnage qui réussit à s'en sortir tant bien que mal par l'affranchissement est Ginnie, la soeur de Bud, dont l'enchaînement d'amants tous plus éphémères les uns que les autres défraient la chronique du voisinage. Libre, barrée et par conséquence gênante, Ginnie fait honte à un point impardonnable à ses parents, dont l'affection cruellement manquante la conduit à se donner en spectacle après ingurgitation d'énormes quantités d'alcool, seul moment où finalement Ginnie aura été capable d'être sincère dans son désespoir abyssal.


La Fièvre dans le sang mérite d'être vu pour sa photographie juste d'une Amérique profondément puritaine, axée sur l'apparence. Elia Kazan, loin de se reposer sur ses lauriers a également été capable en une heure quarante de peindre un portrait fouillé de ses personnages, tour de force méritant d'être mentionné. De là en résulte un film certes classique, mais pas du tout ennuyeux. Bien au contraire.

-Ether
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le 5 oct. 2015

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