Jetée aux confins de nulle part, sur une plage vierge sans nom au milieu de rustres aborigènes, les pieds trempant dans un océan hargneux, à l’orée d’une forêt tropicale sauvage et fangeuse, elle, Ada, la jeune écossaise, tout en grâce et en délicatesse, devenue muette suite à une bizarre coquetterie ou une obstination maladive, ne s’exprimant qu’avec ses douces mains gantées, ne semble inquiète que du sort de son piano, objet avec lequel elle communie et communique, prolongement de son corps, organe vital de celui-ci peut-on dire.


Jane Campion donne un rôle primordial à ce piano, objet essentiel dans la dynamique narrative du film : objet de communication avec l’autre non pas à travers les mots mais un langage sensible ; objet de commerce, d’échange, de troc, entre George l’indigène et Alistair le mari ; objet du désir, grâce auquel celui-ci s’exprime et les corps se rapprochent, autour duquel se négocie l’amour ; objet de séparation, car étant absent il y a impossibilité de communiquer ; enfin objet du passé, duquel il faut se défaire afin de renaître et d’évoluer dans un temps nouveau.


De toutes ces fonctions, c’est sans aucun doute celle de vecteur du désir que Campion met en avant. Grâce à ce piano, toute une danse, tout un jeu de séduction, d’audacieux, interdits et sensuels ébats amoureux mettent en scène Ada et George, la première d’abord fermée, construite vers l’intérieur, autiste presque, regardant les locaux comme des sauvages, puis s’ouvrant progressivement à mesure que George la touche, tant sentimentalement que physiquement, se livrant finalement avec toute la folie incontrôlable de la passion. Des moments d’une rare sensualité et sensibilité sont capturés là par la caméra.


Campion joue aussi très bien avec les symboles, bien clairs quoique pas trop appuyés, comme ceux autour des doigts, objets de pouvoir dans l’amour avec Alistair qui se laisse passivement masser, puis, objets de vengeance lorsque Alistair décide de détruire le lien qui unit sa femme au piano et, indirectement, à George.


Ada, campée par une Holly Hunter qui se verra décerner la palme d’or de la meilleure actrice, personnage à la psychologie trouble et complexe que Campion explore à merveille, privé de parole, se laissant guider moins par la raison que par les sentiments, est le centre de toutes les lignes de fuite de ce film éminemment féminin qui ouvre une nouvelle perspective dans le monde du cinéma, tout comme jadis Emma Bovary en littérature à travers le regard dépersonnalisé de Flaubert.

Marlon_B
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le 15 janv. 2022

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