Un film qui porte le nom d'une des bestioles les plus chiantes de la création ? Il y avait de quoi s'inquiéter ! Et bien je n'aurais qu'une seule chose à dire : que ça ne rebute personne, La Mouche le film n'a rien d'aussi emmerdifiant que la créature, bien au contraire ! C'est un chef-d'oeuvre de haute volée, de la véritable littérature d'écran où les réflexions métaphysiques vrient dans un scénario aussi palpitant que votre coeur le sera une fois que vous aurez vu le film !... Mais laissons-là les louanges gratuites et dégoulinantes ; Cronenberg verse suffisament dans le répugnant pour ne pas rajouter une couche de gélatine tuméfiée par du faux sang, et autre pâte à modeler d'effets spéciaux...


Car La Mouche c'est d'abord un film d'horreur, ou du moins un film gore qui vous file la nausée à défaut de vous donner le cafard ! D'abord saisis par le suspens, on est intrigué par la sinistre "évolution" du personnage, pour finalement être carrément mal à l'aise. Cet état, on y est amené par le gore, un gore qui orchestre le film sur une "ré-pulsation" allant crescendo, soutenue par une note bourdon d'humanité. Et c'est là tout le génie du film : on a de plus en plus de compassion pour Seth Brundle à mesure qu'il nous répugne davantage ! Drôle de paradoxe ! On veut continuer à voir coûte que coûte de l'humanité en Seth, et on tient à le sauver ! En même temps, sa psychè de plus en plus proche de l'insecte nous fait désirer sa mort. On ne supporte plus cet être bizarre à l'extrême ! Qui le pourrait ? C'est absolument insupportable ! Si l'insecte naturel est répugnant, la créature hybride l'est encore plus car au dégoût qu'on voue à l'animal s'ajoute l'intolérance qu'on a spontanément pour l'anormal. Le freak, lorsqu'il est humain finit par être toléré à force d'amour. Mais ce freak là, c'est l'abomination ! On comprend alors que si l'on veut sauver Seth, la seule issue possible est de séparer de son ADN celui de la mouche. On prie lorsqu'on le voit élaborer une solution en reprogrammant l'ordinateur du téléporteur. Mais la réponse de celui-ci est toujours la même :"Brundle-mouche, dissociation moléculaire impossible". Peu à peu l'espoir de sauver Seth nous abandonne. Il est perdu, il faut bien s'y résigner... mais on y arrive pas ! On comprend que la seule possibilité de le sauver est la mort, une mort salvatrice qui mettra fin à sa vie en même temps qu'elle mettra fin à la vie de l'insecte. Ainsi, l'incecte sera vaincu avant d'avoir aneanti toute humanité chez Brundle. Pour cette raison, la forme finale de la métamorphose est critique si l'on tient à sauver cette humanité : c'est le moment où le corps n'a plus rien d'humain et l'esprit, lui, plus qu'une bribe d'humanité. On craint que cette bribe ne s'échappe avant que la mort ne survienne ! Car en effet, ce serait la catastrophe ultime, celle qui annihilerait la conscience de Seth, son âme. On ne retiendrait alors que la mouche. Jusqu'à présent, l'existence de la mouche était latente. Si les deux ADN, celui de la mouche et celui de Seth étaient réunis dans un même corps, seul Seth perdurait ; bien qu'il soit dégénéré (au sens premier de génotype dégradé), son âme reste. A cet instant, la mouche est morte à nos yeux ! Cependant, on est conscient d'une réssurection possible de la bête, une résurrection qui signerait non pas la mort de Seth mais l'annihilation même de son existence ! D'un oeil de croyant, pas de vie après la mort pour Seth : c'est son âme qui est détruite ! A cet instant, le temps presse. Et la transformation de l'essence même du personnage (au sens quasi mystique du mot "essence") est déjà en train de s'opérer ; le changement est visible dans les multiples mouvements rétiniens donnés frénétiquement de gauche à droite, en même temps que le personnage a encore assez de lucidité pour s'apercevoir de sa métamorphose intérieure : "les insectes sont des êtres brutaux, ils sont incapables de compassion." C'est d'ailleurs là une mise en garde contre lui-même que Seth prononce à l'attention du personnage joué par Geena Davis. Quel décision atroce que celle d'abattre un être aimé pour mettre fin à son calvaire ; ici, c'est même pire encore, car on l'a dit, c'est l'âme de Seth qui est en jeu, plus encore que sa vie ! Ce dilemme informulable, elle parvient à le trancher d'un coup de fusil ! Au moment où elle tire, on est soulagé : on est assuré qu'il restait bien un peu de Seth Brundle dans cette abomination mi-mouche géante, mi-cabine électronique de téléportation, grâce au geste de la bête qui oriente de son propre chef le fusil sur sa tête. En effet, cette résignation face à la mort, cette perte d'instinct de survie pour sauver l'âme, seul l'être humain contenu dans ce monstre a pu en être capable !

Une fois Seth tué (mais sauvé !), le film finit aussi sec. On est abasourdi, même si l'on est pas surpris par cette absence de happy end. On est soulagé, certes... et en même temps, on se sent coupable. Oui la mort était la seule solution, et certes on a eu raison de la souhaiter. Mais très vite, on s'interroge sur les motifs de ce désir. Etait-on réellement préoccupé par Seth, ou n'as-t-on pas plutôt souhaité sa mort, motivé que nous étions par le dégoût suscité par un tel être ? Un être au pupilles frénétiques, hideux tant d'aspect qu'au toucher. Sa chair suinte, son amante ne peux plus l'embrasser sous peine d'être rongée par le fluide corrosif qu'il vomit pour liquéfier sa nourriture ! Et c'est là qu'intervient une des dimensions essentielles du film (rien à voir avec la 5e dimension du téléporteur !...) : la Chair, avec un grand C !

Le thème de la chair est omniprésent dans le film, une chair indissociable des rapports humains. Si tout le film tourne autour de la déshumanisation, d'abord intérieure comme on l'a vu (la mouche prend le pas sur l'humain), celle-ci est tout autant extérieure, physique voire charnelle. "Sans blague ! ça saute aux yeux ! Pourquoi en parler ?" me répondra-t-on. Justement parce que la métamorphose du personnage n'est pas là uniquement pour faire frémir le spectateur trop emmitouflé dans son fauteuil, histoire de lui faire se hérisser deux ou trois poils drosophiliens sur l'échine et de le faire s'identifier au personnage ... Non ! Le procédé qui vise à transformer Jeff Goldblum en affreuse bestiole est plus que symbolique (soyez-en sûr, c'est pas vous qu'êtes restés assis 4 heures durant à vous faire badigeonner de pâte à modeler !), et pour ce film au moins, les protésistes pourront être fières d'exercer un métier pas seulement technique mais aussi métaphysique !

En effet, qui des deux est le plus repoussant ? : le Seth plein d'une vigueur surhumaine mais borné et indifférent ? Ou bien le Seth qui n'est plus que monstre informe, certes, mais qui se bat pour conservé le peu de conscience qu'il lui reste ? Le premier est un homme magnifique s'il en est...mais il est borné à des pulsions primitives, reptiliennes (ou plutôt en l'occurence anthomologiques ?...), et il est complètement impossible à détourner de ses buts primaires. Effroyablement indifférent à autrui, il est le Seth qui va chasser la femelle dans les bars, et qui n'hésite pas à infliger à un pochtron une fracture ouverte de l'avant-bras dans un bras de fer intransigeant, tout ça pour impressionner la belle et l'emporter chez lui. Mais si ce Seth est monstrueux et sans scrupule, on le perçoit encore comme un humain ! Le scrupule est d'ailleurs une notion humaine, qu'on lui reproche justement de ne pas avoir : cette qualité manque à un être qui devrait en être pourvu, mais qui l'a perdue. Il y a lacune, l'être est incomplet, et de là naît le reproche. Mais que dire du second Seth ? Celui-là qui n'est plus Seth justement !...Et pourtant, il s'agit bien encore de lui, non ? Si le beau gymnaste indifférent nous rend mal à l'aise car on sent que quelque chose cloche, la forme finale de la transformation nous dégoûte. On accorde de l'humanité au premier bien que sa seule humanité soit physique. C'est d'ailleurs ce que lui-même fait remarquer à GINA. Inquiétée par son comportement, GINA refuse d'aller d'en le téléporteur. Seth est furieux, et il décide de quitter l'appartement (pour aller vagabonder dans les bars). Sur le seuil, il lui crache un dernier reproche : "tout ça parce que tu n'es pas capable de passer la barrière de la chair ! Et je ne parle pas de pénétration sexuelle !". Cette remarque laisse songeur ; en effet, où se situe cette barrière de la chair ? Est-ce le corps humain de Seth qui est une barrière entre son for intérieur et GINA qui ne verrait pas plus loin que la belle musculature et la peau ferme d'un athlète ? Ou bien la barrière de la chair n'est-elle pas du côté du téléporteur ? En effet, cet objet froidement métallique et mécanique n'inspire que peu de confiance à GINA ; nous-mêmes n'éprouverions pas quelque hostilité pour cet entité qui n'a rien d'humain si ce n'est son créateur ? (la réponse à cette dernière question est toute trouvée quand on se souvient du premier babouin à avoir tenté le voyage)...On voit le Seth "gymnaste" (appelons-le ainsi pour le fun) comme un être humain ; en revanche, on veut nier toute humanité dans la chose immonde de la fin, alors même que celle-ci est peut-être plus humaine ! Force est de constater que nous faisons preuve d'une grande injustice dans notre démarche : plus qu'un préjugé, cette démarche est un jugement orienté... par la chair !

Au delà de tout jugement de valeur, Cronenberg ne fait que constater l'importance de la chair dans les relations humaines ; il ne jette pas la honte à ceux qui lui accordent de l'importance car cette attirance (ou cette aversion selon les cas) est universelle selon lui. Toutefois, il ne faut pas réduire sa conception des rapports humains à la seule chair, car le propos qu'il tient est autrement plus subtil et nuancé.

En effet, s'il est difficile pour le spectateur de vaincre le préjugé de la chair, l'exploit est réalisé par GINA. GINA est la seule personne qui était réellement capable de lutter contre le préjugé, justement pare qu'elle est liée à l'être repoussant et répugnant. Son amour pour Seth la place dans la confusion ; les sentiments qu'elle éprouve envers lui sont ambivalents et antithétiques car ils ne peuvent cohabiter. Elle ne peut l'aimer dans cet état et elle ne peut cependant se résoudre à le haïr, lui l'homme qu'elle aime. Elle est donc condamner à aimer un être détestable ou à détester un être aimé, au choix ! C'est bien ici la chair qui est une barrière. Le propos tenu par Cronenberg est plus qu'osé et pourrait revêtir des aspects extrêmistes pour qui ne "lirait" pas le film attentivement : sommes-nous condamnés à haïr certains être humains, une haine insufflé par un rapport charnel qui nous dépasserait et contre lequel la meilleur volonté, l'esprit le plus innocent et les désirs les plus nobles ne pourraient rien ? Cette question, Cronenberg à l'audace de la poser, mais pas l'insolence d'y répondre, ni par la négative, ce qui serait arrogant, ni par l'affirmative, ce qui serait scandaleux. En effet, GINA si elle perd sa lutte, ne reste pas moins quelqu'un qui lutte !

Ce qui crée la proximité entre les personnages est donc bien un mélange entre deux proximités, l'une charnelle et l'autre plus spirituelle. Ce sont ces deux aspects qui façonnent une relation complexe. La chair n'est là-dedans ni secondaire, ni principale ; les deux dimensions se valent ! En effet, lorsque Seth prend conscience que son état est inquiétant et qu'il cesse d'être indifférent, il appelle GINA au secours, lui demandant de vite venir à son appartement. Elle vient. Aussi dégoûtée qu'elle est, elle est avant tout consternée. Lui ne veut que sa présence car il sait combien elle est impuissante à traiter son mal. Cette présence le rassure. Pourquoi ? Parce que c'est celle d'un être compatissant ou bien parce qu'il s'agit de la femme aimée, à la peau de velour et aux lèvres pulpeuses ? Je serais comme Cronenberg et me garderait bien de trancher la question. Gardons simplement à l'esprit que la chair ne prend pas du sens uniquement au contact : on devine son toucher à la vue ; sa contemplation, son odeur nous font l'effet d'un filtre. On désire plus alors que la simple présence charnelle. En effet, si la présence est douce et réconfortante, l'étreinte le serait plus encore.

Toutefois, et c'est ce qui est intéressant, Seth lutte contre l'attirance charnelle qu'il éprouve pour GINA au nom d'un amour plus spirituel. Même s'il veut prendre Gina dans ses bras, son amour pour elle l'emporte sur son désir, et il la défend de l'approcher pour la mettre à l'abri d'une possible contamination. Mais elle s'en moque, et l'enserre vigoureusement. Lui combat son désir, elle oublie sa répulsion, tout ça par amour. C'est beau, et il n'y a rien de plus à ajouter... Il fallait bien entendu que tout ne soit pas aussi parfait ; car en effet, d'où vient cet amour ? La rencontre aurait-elle était si héroïque sans que l'amour charnelle ait concrétisé un amour plus spirituel qui s'est installé entre les individus ? C'est là toute la finesse du propos : il est clair que Cronenberg ne réduit pas les relations humaines à des relations purement charnelles, où il y n'aurait pour ainsi dire aucune place pour la conscience. Il se contente simplement de mettre le doigt sur l'importance de l'affinité charnelle.

L'attirance qu'évoque Cronenberg d'ailleurs n'est pas nécessairement sexuelle mais peut simplement correspondre à une forme de charisme qui donne l'envie à un être de nouer des liens avec un autre. Prenons par exemple la présence du babouin dans le film. Le babouin n'est pas seulement un cobaï pour le scientifique, il est également un animal de compagnie ; tout comme le petit chat, il est une boule de poile trop chou, une grosse peluche qu'on a envie de câliner à longueur de journée (moua ! moua ! kiss ! kiss ! kiss ! love !" : voilà pour la séquence émotion). Si on considère cette "peluche" comme de l'épiderme (les deux entrant dans ce qu'on appelle depuis tout à l'heure la chair), on s'aperçoit de la proximité que l'on aurait pour le babouin à l'insu d'un chimpanzé. le corps du babouin est de loin moins humanoïde que celui du chimpanzé. Pourtant, il est plus attirant ! Ce que perd le babouin en apparence humaine, il le gagne sur le chimpanzé en attraction physique. C'est d'ailleurs plus encore de chair que de physique qu'il est question. Par exemple, prenons la transformation de son corps ; le dégoût naît dés la décomposition de son corps, lorsque sa chair est bubonique, mais que son corps, lui, est bien encore celui d'un humanoïde. C'est cette distinction qui nous font plus aimer le babouin que le chimpanzé, alors même que ce dernier est plus ressemblant à l'homme.

Mais plus encore qu'un animal de compagnie, le babouin doit être vu comme un réel compagnon. Rappelons nous en effet de la scène où Seth raconte au babouin ses soucis avec GINA. Les plans alternent successivement entre Seth et le babouin, comme dans un dialogue habituel, c'est-à-dire avec deux interlocuteurs humains. Seth va jusqu'à poser des questions à l'animal. Mais soyons raisonnables un instant : l'animal ne comprend rien de ce qui lui est raconté ! Un animal comprend un signal, mais pas un signe (c'est-à-dire qu'il ne comprend pas un mot, selon le vocabulaire de la linguistique moderne). Pourtant, on a l'impression qu'il comprend même si on sait que non ! D'où vient cette impression, sinon des mimiques du babouin qui s'apparentent à des expressions humaines (notamment celles de ma belle-mère, mais ce n'est pas le sujet,...).


La dimension charnelle est donc à prendre en compte indissociablement des autres dimensions d'une relation, comme dans un système mathématique. D'ailleurs, est-ce à déplorer ? Cette dimension charnelle entrave-t-elle les autres aspects d'une relation, ou tout du moins risque-t-elle des les entraver, lorsque le rapport est mauvais ? Là dessus, on pourrait poser la question dans l'autre sens et se demander lorsque le rapport charnel est bon, si ce ne sont pas tous les autres aspects de la relation qui sont enrichis, complexifiés, magnifiés, et peut-être n'est-ce pas lors de cette formidable alchimie que peut exister un amour véritable ? Les relations sont ici envisagées en terme de sympathie, littéralement "qui sonne avec". Qu'est-ce qui nous lie à un être (humain ?) ? L'affection, cette attirance presque indéfinissable (ce que les grecs appellent philia), avec tout ce que cela comporte de physique, de charnelle,...cette affection donc l'emporte -t-elle sur tous les autres aspects ? Ou bien n'est-ce pas plutôt à l'inverse des dimensions plus spirituelles d'une relation qui éclipsent cette affection et en créent une tout autre, peut-être plus haute ?

Quel que soit toute la complexité des liens qui unissent les hommes, Cronenberg semble reprocher au monde moderne de ne plus chercher à comprendre ces rapports humains, de fuir la rencontre avec l'autre, voire carrément de la détruire !

Cronenberg accuse d'abord la société moderne de réduire les rapports humains. Plus précisément, chacun rencontre l'autre sur un seul plan de sa personnalité - rencontrez un saltimbanque et vous ne vous intéresserez qu'à la souplesse de ses jambes ; rencontrez GINA et vous ne vous intéresserez qu'à celle de ses reins ! -. Les gens passent ainsi leur vie à se "dévisager", selon le philosophe juif Emmanuel Lévinas ; chacun ne voit l'autre que dans un rôle, et ignore toute la complexité de l'être qui se cache derrière ce rôle. Le problème, c'est bien que personne ne cherche à franchir ce rôle ! Remarquons ainsi toute l'ambigüité de la relation entre les deux personnages, je veux bien sûr parler de Seth et de GINA. Les personnages se rencontrent dans une soirée officielle. Elle y est présente en tant que journaliste, lui en tant que scientifique. Mais très vite, la belle GINA fait craquer le timide Seth plus habitué au langage binaire qu'au langage qu'il faut adresser à une femme ; disons que la loi sur l'interaction des corps n'a aucun secret pour lui...lorsqu'il s'agit de liaisons électroniques. Il voit en elle plus la femme splendide que la journaliste. Elle ne voit que le scientifique : par définition, un être timoré, maladroit avec les femmes, cloîtré dans son laboratoire... bref, un ringard. On constate en fait que les deux sont aussi coupable du même crime : chacun dévisage l'autre. Si lui ne voit que la femme séduisante, elle ne voit que l'intellectuel. Peu importe que lui voit une déesse et elle un microbe, aucun ne s'apprécie en tant qu'être humain ! C'est-à-dire qu'aucun ne s'intéresse aux multiples facettes que l'autre peut offrir, démarche qui demande de s'observer sous divers angles (à ce propos, on sait bien sous qu'elle angle Seth veut voir GINA s'offrir à lui...).

La rencontre entre les deux va pourtant bien avoir lieu ! Mais reconnaissons-le, elle survient comme un accident. Elle n'est pas voulue. Après tout, il y a le "hasard des rencontres", n'est-ce pas ? Oui mais voilà, leur rencontre survient dans un cadre intéressé ! GINA ne va aller à l'encontre de Seth que parce qu'il a du prestige à lui apporter, et lui parce qu'il espère l'impressionner avec sa découverte scientifique et ainsi la séduire ! En effet, la seule chose qui était capable de les réunir était qu'il soit un scientifique BRILLANT, comme on dit. D'abord parce qu'être brillant le distingue et donne du sens à sa nature un peu prostrée, marginale : en somme, son adresse dans les sciences excuse son côté un peu gauche dans les relations humaines. (réécoutez la proposition qu'il lui fait à la soirée mondaine, c'est à mourir de rire). Ensuite, parce qu'être brillant, c'est sans doute faire une découverte qui interpelle la communauté scientifique et révolutionne les sciences. En un mot pour une journaliste, c'est ce qu'on appelle un scoop. Ce n'est qu'au travers de cet intéressement que leur rencontre n'est possible. Reconnaissons-le toutefois, sommes-nous jamais totalement désintéressé lorsque nous nous dirigeons vers l'autre ? On dirait cependant que la société moderne exacerbe cette tendance et annihile toute gratuité.

Après tout, au lieu d'être mauvaise langue et de juger cette belle rencontre comme bâtie sur des bases ignobles, pourquoi ne pas admirer cet homme et cette femme qui apprennent à se connaître et dépassent l'intéressement ? Une fois qu'ils sont tous les deux dans l'appartement, ils vont au-delà du rôle qu'ils s'attribuaient jusqu'à présent. Néanmoins il est intéressant de remarquer que cet au-delà est franchi dans un havre, celui de l'appartement-laboratoire (puisqu'il sert aussi bien de lieu de recherche que de lieu de vie). Dans cet espace, le temps s'étire, et les personnages n'ont plus à se préoccuper de courir comme dans le monde du dehors où on ne prend le temps de rien faire. Ils cherchent à comprend la machine du téléporteur et chaque jour, ils se lèvent pour la comprendre et parvenir à la mettre au point. C'est cette vie qui a du sens, celle de rechercher un but et de s'y afférer quotidiennement. C'est en vivant selon cette modalité, dans cet excellent terreau que les deux se rencontrent.

Toutefois, ce travail avait-il du sens lorsque Seth l'exerçait seul dans son coin ? Il prend du sens avec GINA certes, mais parce qu'il permet aux deux personnages de se rencontrer. Il y a là toute une interrogation sur le travail, réel problème de la société moderne. Faut-il travailler pour travailler ? Le travail n'est-il pas plutôt une manière de rencontrer les autres et de s'accomplir soi-même ? Bien sûr, vous me direz, le travail est une triste nécessité ! Il faut travailler pour vivre et non vivre pour travailler. Mais justement, qu'y a-t-il de nécessaire dans l'attitude de Seth ? Il ne travaille pas pour gagner sa vie ! Le pauvre ouvrier qui se brise les reins à l'atelier à raison de douze heures par jour (sans jouer les Cosette, la situations existe), celui-là travaille pour gagner sa vie. Il faut donc distinguer la besogne, le labeur pénible dont il faut s'acquiter, du vrai travail "fécond et généreux" dirait Victor Hugo. Et le travail de Seth n'est ni l'un ni l'autre jusqu'à l'arrivée de GINA. En effet, la vie de Seth est étrangement contradictoire. Il est un travailleur passioné, un physicien de haut niveau qui consacre tout son temps à la recherche, activité culturellement enrichissante. Bien qu'il ne soit pas milliardaire, il n'est pas non plus dans le besoin et n'a qu'à se préoccuper de son sujet de recherche. Quoi de plus rêvée qu'une telle vie ? Une vie où chaque jour est une découverte, et où rien ne vient parasiter votre univers !...L'ennui c'est que Seth en oublie de vivre ! Il est totalement désociabilisé, et passe pour un idiot dés qu'il est en contact avec autre chose que des machines. Il sacrifie tout pour son travail, jusqu'aux choses les plus élémentaires de la vie : au réveil, il mange rapidement un repas qu'il ne partage avec personne, et surtout il porte la même tenue tous les jours. On ne sait plus s'il faut rire ou pleurer lorsqu'il explique à GINA qu'il a cinq tenues identiques pour pouvoir porter la même tout en respectant l'hygiène ; "ainsi,dit-il, je n'ai pas à réfléchir comment m'habiller le matin, ça m'évite de perdre du temps." On en arrive au comble de la rentabilité, une notion qui était déjà suffisamment écoeurante comme ça ! On se demanderait presque pourquoi ne met-il pas tout simplement un survêtement ? Il n'a personne à impressionner puisqu'il ne sort pas de chez lui, ou très peu. C'est là toute la contradiction d'un homme qui vit trop vite, n'a le temps de rien, et s'encombre pourtant de contraintes superflus voire inutiles. Il veut ne conserver que les choses essentielles, la chose essentielle même, qui est son travail. Paradoxalement, cette chose ne l'est peut-être pas. Or, les gestes élémentaires de la vie (manger, s'habiller,...) sont à coup sûr essentiels : ils sont des besoins, on ne peut les supprimer. Si le monde moderne en vient à inverser l'ordre des priorités, cela risque de devenir inquiétant... .




Finalement, Cronenberg présente dans la Mouche une humanité au visage meurtri, voire même carrément défigurée ! Cette humanité semble avoir oublié le sens même de la vie humaine. L'homme moderne évolue parmi les autres sans se soucier d'eux ; il ne prend chez chacun que ce qu'il l'intéresse lors de ses multiples rencontrent unilatérales (peut-on encore parler d'une rencontre ?), des "rencontres" ô combien nombreuses, peut-être trop. Et il repart aussi tôt, à peine a-t-il eu le temps de se poser ! Il déploie tout ses efforts à conduire sa vie vers un but qu'il ignore ; puis il meurt sans que son existence n'ait eu de sens. Il travaille, travaille et travaille, travaille encore... jusqu'où va-t-il comme ça ? Quel est donc le sens d'un voyage instantané où l'on oublie la traversée ? Et encore faut-il pouvoir parler de traversée ! C'est là toute l'allégorie du téléporteur, cette machine qui tue le voyage en réduisant les distances à néant, et qui illustre parfaitement la perte de sens de l'action humaine. Cet homme gigote plus qu'il ne se déplace, car il ne tend vers rien. Il voltige dans un tourbillon infernal et abrutissant, oubliant tout ce qu'il fait et ne préparant rien de ce qu'il fera, désirant tout tout de suite et ne regrettant rien demain. Toujours impatient, il veut prendre du plaisir sans même se donner le temps de désirer, et du coup, sa soif n'est jamais assouvie, il reste toujours sur sa fin. Il ne lui reste rien, rien de mieux à faire qu'à se frotter les pattes au dessus d'un pot de sucre qu'il a à peine le temps de goûter, puis de repartir faire un tour, de se cogner contre le plexiglas, et d'y revenir avec le sentiment de le découvrir...
A la fin, l'horrible mouche est écrasée, elle est même explosée à coup de fusil. Comment aurait-elle pu finir autrement. L'issue était inéluctable, mais nous n'avons pas eu la force de l'assumer. On s'est cantonné à espérer que les choses pouvaient s'améliorer par elles-mêmes. Malheureusement, une fois dépassé un certain stade, elles sont irréversibles. Réaliser qu'il faut vivre autrement, cela on en est incapable. Arrivera un moment où la mouche se laissera écraser d'elle-même par la tapette...
Dieu merci, tout le sordide et le tragique du film sont pondérés par le côté "vintage" des effets spéciaux. Les jeunes générations, à qui leur viendra la brillante idée de se confronter au film, seront sans doute amusés par ces effets qui, il faut bien le reconnaître, ont pris un léger coup d'vieux. Mais cela n'est pas à déplorer, et il faudrait même s'en réjouir : merci protèse dégoûtante, merci gélatine dégouttante ! Toutes deux, vous êtes un parachute qui m'évitez un trauma-cranien de l'âme. Grâce à vous, je peux rire des vingt dernières minutes au lieu d'en pleurer ! Et si je fais une indigestation, voire si je régurgite le repas de la veille, je peux garder bien au fond de mes tripes la nourriture intellectuelle dont me régale le film ; et celle-là, il me faudra du temps pour la digérer !
Omar_Gambas
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 30 mars 2013

Modifiée

le 8 mai 2013

Critique lue 535 fois

Omar_Gambas

Écrit par

Critique lue 535 fois

D'autres avis sur La Mouche

La Mouche
real_folk_blues
8

Pretty fly for a white guy

A l'instar d'un Dead Zone, Cronenberg signe sans doute avec The Fly (remake de La Mouche Noire de 1958), le moins fumiste de ses films fantastiques, le plus direct, le plus concis, le plus touchant...

le 31 mai 2012

129 j'aime

46

La Mouche
ThoRCX
9

Car aujourd'hui on vous aime, mais demain on vous jettera.

A la base, je n'aime pas les films gores, et en plus je suis un gros entomophobe (la phobie des insectes) depuis petit. Forcément un film qui raconte l'histoire d'un scientifique qui se fusionne...

le 29 août 2011

79 j'aime

5

La Mouche
SanFelice
9

Brundlefly

Il y a des artistes au sujet desquels je me dis que s'ils n'avaient pas la pratique artistique comme exutoire, ils finiraient sûrement à l'asile. Cronenberg en fait partie, pratiquement en tête de...

le 27 juin 2017

51 j'aime

7