Martin Scorsese l'affirmait The Searchers ( le titre original ) est le plus grand film de l'histoire américaine. Bertrand Tavernier et Jean-Pierre Coursodon ont fait mieux : ils l'ont choisi pour illustrer la couverture de leurs " 50 ans de cinéma ". Et cette image est celle si belle où l'on voit John Wayne de dos s'éloigner dans le désert, homme seul face à son destin. Tout est dit ou posé dans ce plan typiquement fordien : l'émotion, la grandeur, l'interrogation. En effet, cette oeuvre occupe une place à part dans la filmographie de ce grand maître du western. Pour une fois le héros incarné par John Wayne - l'acteur d'élection du metteur en scène avec lequel il a tourné à 24 reprises - n'est plus le représentant des vertus de la nation américaine, mais un homme qui doute, un être ordinaire, courageux certes, mais partagé et complexe qui pose la question de l'exclusion et des différentes formes de haine ; c'est dire que cette réalisation va beaucoup plus loin que le western traditionnel.

Les plans de ce film, comme celui qui le clôt, sont particulièrement fouillés pour donner sens sans avoir recours à trop de bavardage et de dialogues : l'image est maîtresse comme il se doit dans le 7e Art, toujours éloquente, souvent lyrique, jamais gratuite. La prisonnière du désert se situe dans la lignée des films expressionnistes, tant par le jeu des acteurs que par l'emploi des contrastes, que ce soit ceux des situations ou des personnages, de l'ombre et de la lumière, que le metteur en scène utilise avec virtuosité, tantôt ombre protectrice de la grotte, tantôt lumière intense du désert.

Ce film décrit de façon poignante le trajet d'un héros de tragédie quasi shakespearien aigri par la guerre de Sécession, et dont les valeurs personnelles se trouvent soudain en désaccord avec celles de la société en train de se construire. Ethan est encore pénétré de la division entre Nord et Sud qui le pousse à se mettre en dehors des lois et de la société, à exclure et à s'exclure. S'ajoute à cela la division entre blancs et indiens et leur haine partagée.Ce n'est ni plus, ni moins, que le heurt de deux mondes, l'ancien et le nouveau, conflit toujours d'actualité. Si bien que pour s'intégrer, le héros, revenu de ses assurances en l'ordre immuable des choses, n'a plus à offrir que les signes dérisoires de sa gloire passée : son sabre pour son neveu, une médaille pour sa nièce Debbie et des pièces yankee pour payer sa pension.

On peut dire, par ailleurs, que La prisonnière du désert débute là où la plupart des films de Ford s'achèvent. Comment ? Par une constatation d'échec, obligeant le personnage principal à tout remettre en question, et sa vie et lui-même. Pour cette raison, il est peut-être le plus beau, le plus grand film de son auteur car, sorti en 1956, il annonce déjà les remises en cause politiques des années 60 et 70 et, pour cette raison, n'a rien perdu de sa modernité. Film visionnaire dont l'impact tient à cette force concentrée des images-chocs chargées de nostalgie et de la mélancolie d'un monde dépassé qui n'a pas encore réussi à établir sa relation avec celui qui s'ébauche. C'est l'entre deux-mondes et son poids d'anxiété.

L'histoire est la suivante : Ethan ( John Wayne ) s'en revient au pays après avoir participé à la guerre de Sécession dans le camp sudiste et à celle du Mexique probablement dans le camp de Maximilien, pour découvrir avec horreur que sa famille a été assassinée, le ranch réduit en cendres et ses nièces enlevées. En compagnie de son neveu Martin ( Jeffrey Hunter ) et de Brad Jorgensen ( Harry Carey Jr ), le fiancé de sa nièce Lucie, il s'élance sur les traces des ravisseurs, une tribu Comanche, qui a pour chef le cruel et fier Scar ( Henry Brandon ). Bientôt ils retrouvent le corps de Lucie qui a été violée puis tuée. Bouleversé, Brad attaque des Indiens et se fait tuer à son tour, tandis que Ethan et Martin poursuivent leurs recherches, parcourant des centaines de kilomètres. Les années passent sans succès jusqu'au jour où les deux compagnons réussissent à atteindre le camp du chef Scar et y découvrent Debbie ( Natalie Wood ) devenue une vraie indienne. La première réaction d'Ethan est de la tuer, car elle a déshonorée sa famille en devenant la compagne du chef Comanche, mais le camp est attaqué par un régiment de cavalerie et Ethan en profite pour tuer Scar, le scalpant, alors même qu'il reproche cette tradition sauvage aux Indiens. A la suite de cet événement, revenu à de meilleurs sentiments, il prend tendrement Debbie dans ses bras et la raccompagne auprès des Jorgensen, avant de repartir seul...

Dès la première image - comme je le notais au début de l'article - celle d'une porte qui s'ouvre sur le désert - le film est en place. Le cadre est et sera exclusivement celui de Monument Valley si cher à Ford, et l'époque, les années qui suivirent la guerre de Sécession. Plus que jamais, John Wayne y personnifie un héros ambivalent, au visage buriné, qui porte sur ses traits les stigmates de multiples aventures. Saison après saison, refusant d'écouter les conseils qu'on lui prodigue, Ethan poursuit inlassablement la recherche de Debbie, mission sacrée pour laquelle il est prêt à tout sacrifier, car il lui semble qu'il tient là l'ultime cause qui mérite un engagement. Ceux qui ont reproché aux westerns ses héros manichéens découvrent avec La prisonnière du désert des personnages passionnés mais également faillibles, épris d'idéal mais déçus, avant que l'écran ne se referme sur le dernier paysage de Monument Valley, vers lequel le héros fatigué s'avance au-devant de sa solitude. Fasciné par le personnage qu'il avait eu à interpréter, John Wayne appellera l'un de ses fils Ethan, soulignant l'importance qu'avait eu pour lui ce film inoubliable de John Ford.
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Créée

le 2 sept. 2012

Modifiée

le 31 janv. 2014

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