Dans les années quatre-vingt dix, le grand cinéaste américain de l’évasion poétique s’appelait Tim Burton. Conçus au cœur des chaînes de fabrication hollywoodiennes, avec le concours du gratin des stars, ses films développaient un univers éminemment personnel qui évoluait à contre-courant des productions standardisées. Lors de la décennie suivante, l’énergumène ébouriffé ne cessant de se dévaluer à mesure qu’il rentrait dans le rang, c’est un Texan dandy et surdoué qui vint le remplacer comme prince de l’imaginaire en cavale : Wes Anderson. La Vie Aquatique, son quatrième long métrage, met d'ailleurs en images et en traits d'esprit chics les grandeurs et décadences de la créativité outsider. L’irrésistible séduction qu’il exerce invite à mesurer avec minutie l’extravagance tranquille de son cinéma. À définir un style, profondément original mais semblant relever d’une activité d’ordinaire peu goûtée : brio bricoleur, folie douce, maniaquerie du détail, fantaisie au cordeau, collage pop, collections luxuriantes de galeries et de vignettes. Les obsessions de l’auteur y sont raffinées au maximum, entre angoisse d’un collectif qui refuse de prendre et tristesse sourde d’un burlesque tiré à quatre épingles. Elles s’inscrivent dans un parcours fantasmatique innervé par tout un faisceau d’éléments puisés aux sources de la culture contemporaine. S’embarquer pour ce film, c’est passer à un autre régime de réalité, plonger au sein d’un biotope loufoque et décalé, étanche comme une bulle, où tout semble ralenti, ondoyant, liquide. C’est aussi combler le désir d’arpenter des territoires oniriques engloutis, de retrouver les charmes du conte dans un contexte propice aux plus archaïques des rêveries. Chez Anderson, rien n’advient par le récit s’il n’est immédiatement montré. Le monde est l’ensemble des choses visibles aussitôt qu’énoncées. Et la vie aquatique, une somme de curiosités zoologiques à l’existence imposée de facto. Des créatures enchantées la peuplent, hippocampe arc-en-ciel, crabe-berlingot, thon strass, lézard jaune, poissons fluorescents : tout est là, à l’écran, par un simple raccord de regard.


https://www.zupimages.net/up/21/18/05ym.jpg


Voici donc la team Zissou, du nom d’un simili-Cousteau qu’interprète Bill Murray au sommet de son art blasé : équipage cosmopolite sillonnant les océans à bord non pas du Calypso mais du Belafonte, navire d’exploration où se confectionnent les documentaires qui ont fait sa renommée. Marin barbu à bonnet rouge, mi-gourou mi-imposteur situé entre Ed Wood et le capitaine Haddock, Steve Zissou, qui n'a pas fait une thune avec ses reportages depuis des lustres, dépose, via ses périples et films de plus en plus lamentables, une certaine morale du ratage productif. Il aborde la dernière ligne droite de sa carrière d’océanographe avec le sentiment de n’être plus que la moitié de lui-même. Ramant pour maintenir sa crédibilité à flot, il embarque pour une ultime aventure. Le temps est venu de trouver son Moby Dick. Ce sera un requin-jaguar, poisson non répertorié qui selon ses dires a gobé tout cru son meilleur ami, et que pour cette raison il veut mettre à mort. Ayant signalé l’intérêt scientifique de sa mission ("revenge"), laissant planer le mystère quant à la réalité de la bête, Zissou présente son équipe : coupe transversale pièce par pièce de la cale au pont, qui apparente le bateau à une maison de poupées flottante, un labo trafiqué par un savant Cosinus de onze ans dans le placard de sa chambre. Comme dans La Famille Tenenbaum, le précédent opus de l’auteur, la famille revêt ici des allures désolées de paysage après la bataille. Une catastrophe a eu lieu, peut-être rien d'autre que le temps qui passe. Tous les personnages d’Anderson ont le calme un peu éteint, le détachement désabusé des grands rescapés. Du coup, l'air qui circule est étrangement pacifié. Steve apparaît comme une figure paternelle bien peu structurante, plus fantomatique qu'autoritaire. Sa seule loi consiste à n'agir qu'à sa guise dans un milieu régressif et aqueux, peuplé de chimères. L'image du père, c'est donc la mer. Et le cinéaste de reformuler autour de cette vacance une question qui lui importe : que faire quand l’état de grâce s’en est allé, quand les heures de gloire ne sont plus qu’un souvenir ?


Le film explore toujours plus avant un rétrécissement du monde à ses dimensions les plus dérisoires, désopilantes et excentriques. Il dispose une dialectique océane par laquelle la cocasserie indolente se métamorphose en épopée aquatique. Si, de Moonrise Kingdom à The Grand Budapest Hotel, le cinéma d’Anderson se verra propulsé par un mouvement toujours plus vertigineux et échevelé, il cultive ici une forme d’immobilité qui se traduit jusque dans l’exploitation d’un casting assez génial : flegme souverain de Murray, moue candide d’Owen Wilson, raideur nerveuse de Willem Dafoe... Le statisme est un retour aux choses mêmes. Être près de ce dont on parle, par l’image (lorsque Kingsley se remémore une lettre qu’il envoya gamin à son père putatif, elle est lue et parcourue par la caméra), c’est le plus court chemin vers la précision. Or cette exactitude de métronome est un ressort comique que le réalisateur maîtrise en orfèvre. Derrière la frontalité épurée des cadrages, le balayage d’amples travellings latéraux, la netteté des zooms, il y a moins une tentation de théâtralité que la décision de ne rien laisser dans la confusion. Ce cinéma ne repose pas sur un systématisme de la répétition mais sur la volonté d’en repousser toujours les limites : jeu d’accélérations (l’orque qui bondit brusquement dans un plan figé), collages faramineux (les dauphins qui matent par les hublots), irréalisme festif et suspendu de l’action (la scène loufdingue des pirates philippins, avec leurs airs de ninjas sortis de vieilles productions hongkongaises, qui voit Zissou jouer aux superhéros). Ni nonchalance ni labeur, un tel effort de renvoyer les choses à leur blancheur farfelue invente des vitesses dans l’inertie puis, miracle, lance une certaine idée de la grandeur. Lorsque le commandant apprend qu’il a devant lui son fils (peut-être), il file inopinément vers la proue fumer un pétard. Puis revient pile à la place qu’il occupait, s’excusant pour l’interruption. Pause d’une minute à peine, drôlissime.


https://www.zupimages.net/up/21/18/nnqq.jpg


Qu’y a-t-il donc d’auguste chez Steve Zissou, génie et loser dont le film est aussi l’histoire des échecs ? Réponse du compagnon bientôt dévoré au journaliste qui l’interroge : "Quel est le rôle de Steve dans l’équipe ?" Silence. "He’s the Zissou !" Tautologie ? Du tout. Pareille manière de s’en tenir à la pureté d’exister et d’être soi transforme une vie en destin. Ses tribulations rocambolesques mènent le protagoniste des mondanités d’un festival à une expédition subaquatique à bord d’un yellow submarine, gros bonbon citron où tout le monde finira par prendre place. Là, Zissou se retrouve face au monstre des mers qu’il a poursuivi, qu’il n’avait donc pas inventé : le requin-jaguar arrive du fond de l’océan ; d’abord minuscule, il grossit sous l’œil mouillé de l’explorateur. Il ne va évidemment pas le tuer, ce squale fabuleux auquel personne ne croyait, et qui sans lui serait resté inconnu. En surface Zissou a perdu son prestige, mais sous l’eau il est encore royal. À l’édition suivante du gala, il pourra fumer une autre cigarette sur les marches du palais. Seul, paisible, héroïque. Un tel tempérament ne sollicite qu’une vertu : l’étonnement. Chaque séquence ou situation fait advenir son petit désordre puis finalement, l’anomalie étant l’état normal des choses, son gag. Extrait d’un doc où l’équipe, prise au piège des glaces polaires, s’adonne au plongeon en slip. Dans une île déserte où est retenu prisonnier le comptable de l’expédition, la charge au pas de course s’interrompt soudain quand le seul Zissou est assailli par une horde de sangsues. Porte ouverte sur les corsaires en pleine belote avec leurs otages, parmi lesquels, surprise, Alistair, le pire ennemi (et rival amoureux) du héros : "Tu viens me sauver, Steve ?" Celui-ci hausse les épaules : ni oui ni non, mais enfin je suis là. Et les deux hommes de finalement se réconcilier en tombant dans les bras l’un de l’autre.


Car le plus beau est encore ici : dans le besoin unanime de fraternité que (se) manifestent les très attachants personnages, leur conscience d’appartenir, par-delà leurs dissensions et leurs antagonismes, à une même communauté où chacun développe son talent particulier de bras cassé et se fait accepter par tous les autres. Chez Anderson, la vie est affaire de désir et la fiction le moteur d'une réalité qui s'invente collectivement, avec la famille que l'on se choisit. Élastique, recomposée, celle-ci peut agréger le premier qui passe et prétend en faire partie, ici une journaliste enceinte et son bébé, là une ex-épouse et son amant. C’est un ensemble d’individualités plus ou moins hermétiques, pour lesquelles le film se charge d’élaborer la plus improbable harmonie. Au diapason de cet élan utopique, le metteur en scène donne une forme savamment naïve à l’équipée, avec la foi de l’écolier. Des combinaisons de bord en Lycra bleu aux fonds marins ripolinés, du matériel de plongée à la flore surréaliste et aux dauphins albinos munis de caméras, tout semble sorti d’un vieux coffre à jouets. Un élément de décor et de récit retient certes l’hypothèse d’un cinéma en préfabriqué : le Belafonte, bateau-studio où la team Zissou tourne, monte et postsynchronise ses films. Métaphore du septième art comme embarcation, petite usine voguant sur un océan d’affects et d’embrayages psycho-narratifs : quête du père, éloge de l’amitié et mélancolie des gosses. Mais l’art des présentations assure la politesse de la légèreté. Une fois le navire visité, rien ne rappelle la machinerie, c’est une affaire classée qui se fond dans la fluidité maritime de l’odyssée. À l’instar de tous les autres longs-métrages d’Anderson, La Vie Aquatique repose sur une sorte d’impressionnisme psychologique à fleur de peau où s’expriment avec une douleur pincée les petites névroses et les blessures narcissiques, les élans brisés et les renoncements douloureux, les défaillances intimes et les désillusions affectives. Bien loin de n’être qu’un délicieux reliquaire coloré, l’œuvre est animée par une très émouvante densité humaine. Elle navigue dans le creux des vagues, cultive une mélancolie quasi salingérienne que vient caresser le lyrisme de ses ballades électro-pop. Et, sous la mousse d’un divertissement des plus exquis, elle raconte la comédie de l’existence mise à nue puis idéalisée. Une merveille.


https://www.zupimages.net/up/21/18/c3hc.jpg

Thaddeus
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Wes Anderson - Commentaires et Top 10 - 2004

Créée

le 9 mai 2021

Critique lue 89 fois

4 j'aime

1 commentaire

Thaddeus

Écrit par

Critique lue 89 fois

4
1

D'autres avis sur La Vie aquatique

La Vie aquatique
real_folk_blues
7

Comme quoi on peut faire un film avec 3 francs Zissou

Il est des films qui vous rappellent ce qu'est le cinéma à la base. Je ne parle pas de Cinéma avec un grand « C » comme Cahier du Cinéma. Je parle d'une machine à fantasme, d'une machine à trucs,...

le 12 mars 2012

137 j'aime

39

La Vie aquatique
Sergent_Pepper
7

L’odyssée de l’impasse.

L’une des raisons qui fait que Wes Anderson cristallise des réactions aussi tranchées à son endroit réside notamment dans son rapport à l’insolite. Brandi ici comme une pose un peu étouffante, il...

le 25 juin 2015

74 j'aime

9

La Vie aquatique
Kobayashhi
8

Bill Cousteau, raconte moi une histoire !

Demain le messie arrive, le nouveau Wes Anderson, film que j'attends le plus cette année et qui me hante chaque jour un peu plus en contemplant les différentes affiches. L'occasion de me replonger...

le 25 févr. 2014

61 j'aime

7

Du même critique

Chinatown
Thaddeus
10

Les anges du péché

L’histoire (la vraie, celle qui fait entrer le réel dans le gouffre de la fiction) débute en 1904. William Mulholland, directeur du Los Angeles Water Department, et Fred Eaton, maire de la Cité des...

le 18 sept. 2022

61 j'aime

2

À nos amours
Thaddeus
10

Un cœur à l’envers

Chroniqueur impitoyable des impasses créées par le quotidien des gens ordinaires, Maurice Pialat échappe aux définitions. À l'horizon de ses films, toute une humanité se cogne au mur du désarroi. De...

le 2 juil. 2012

54 j'aime

3

Léon Morin, prêtre
Thaddeus
10

Coup de foudre pour une soutane

Jean-Pierre Melville affectionne les causes difficiles, pour ne pas dire perdues d’avance. Parce qu’il a toujours manifesté un goût très vif pour l’indépendance, parce qu’il a promené sa caméra...

le 22 déc. 2015

48 j'aime

4