Laura est l'adaptation sur grand écran du roman policier éponyme rédigé par Vera Caspary en 1942, c'est-à-dire deux ans avant son adaptation cinématographique.
La genèse de Laura fut particulièrement mouvementée. Après une longue mise au ban d'Hollywood, conséquence d'un profond conflit avec le producteur Darryl F. Zanuck, Otto Preminger décide d'adapter le roman de Vera Caspary. Le temps est venu pour lui de mettre en œuvre son projet : Zanuck parti à l'armée, il est en effet revenu à la Fox avec l'accord de William Goetz, l'assistant du producteur. Mais le retour de Zanuck change la donne : celui-ci accuse Goetz de trahison et n'autorise la production de Laura qu'à la condition que Preminger officie derrière la caméra.


Otto Preminger débute l'écriture du scénario de Laura qui, surprise, plaît énormément à Zanuck. Nanti d'un budget amélioré, le long métrage se cherche maintenant un réalisateur : John Brahm (Jack l'Eventreur) et Lewis Milestone (L'Inconnu de Las Vegas) refusent l'offre, et c'est finalement Rouben Mamoulian qui est choisi par Zanuck. Les rushes sont catastrophiques aux yeux de ce dernier. Au pied du mur, presque à contrecœur, il se résout à confier les rênes du projet à Preminger, qui impose ses idées, reprenant le tournage à zéro et éliminant tous les plans tournés par Mamoulian. Un scénario rocambolesque qui allait révéler un cinéaste et donner naissance à un chef d’œuvre du septième art...


Le conflit ouvert entre le producteur Darryl F. Zanuck et le réalisateur Otto Preminger faillit faire une victime : l'acteur Clifton Webb. Zanuck était en effet fortement opposé à sa présence au casting de Laura en raison de son homosexualité, connue de tous. Mais Preminger eut le dernier mot et donna l'occasion à Clifton Webb de faire sa première apparition parlée à l'écran après dix-neuf ans d'absence et un début de carrière dans le cinéma muet.


Le choix original d'Otto Preminger pour incarner le personnage de Laura était l'actrice Jennifer Jones. Celle-ci refusa l'offre, tout comme Hedy Lamarr un peu plus tard, et le rôle fut finalement dévolu à Gene Tierney qui s’y révéla absolument sublime.


Le film s'ouvre sur la phrase : « I shall never forget the week-end Laura died » (« Je n'oublierai jamais le week-end où Laura est morte »). Laura, qui travaillait dans la publicité, a été découverte abattue d'une décharge de chevrotine en plein visage dans le hall de son appartement. Le lieutenant McPherson enquête auprès de ses proches, principalement Waldo Lydecker, un journaliste et critique à la plume acide, qui a fait de Laura une femme du monde, et Shelby, un Adonis sans le sou qu'elle devait épouser. Au fil de ses recherches, où il apprend à la connaître, au travers des témoignages, de la lecture de ses lettres et de son journal intime, et subjugué par un tableau qui la représente, l'inspecteur tombe sous le charme de la défunte Laura.


Laura se nourrit donc de deux traditions de littérature policière, très en vogue dans les années quarante. Cette confrontation se trouve d’emblée incarnée dans le duel qui oppose Waldo Lydecker à Mark McPherson. Dans sa rhétorique et ses manières distinguées, Waldo évoque un certain type de roman policier anglais, dans lequel le mystère est résolu en huis clos grâce à la perspicacité du détective. L’enquête de Laura se déroule presque exclusivement en intérieurs, dans de luxueux appartements décorés avec faste. Cette omniprésence des intérieurs, conjuguée à une concentration du temps et à un nombre limité de personnages, montre l’influence directe du théâtre dans lequel Otto Preminger a fait ses débuts à Vienne et aux Etats-Unis. Par ailleurs, Clifton Webb est un acteur qui a connu la gloire sur les planches de Broadway avant de commencer une carrière à Hollywood. C’est l’écrivain et poète Samuel Hoffenstein qui a façonné le personnage de Waldo Lydecker, dont les répliques savoureuses se heurtent à la rudesse de celles de Mark McPherson.


Ce policier dur à cuir, le chapeau vissé sur le crâne, la mâchoire serrée, la cigarette au bec et vêtu d’un long imper beige à la Humphrey Bogart se caractérise par ses manières grossières et ses propos machistes. Cependant, le lieutenant se révèle bien plus complexe qu’il n’y parait : il passe d’une posture d’enquêteur à celui d’amant passionné. A l’inverse, Waldo cache ses pulsions meurtrières envers les femmes derrière une galanterie de façade. Le journaliste est d’ailleurs un personnage ambivalent à plus d’un titre. Sa jalousie dissimule une identité sexuelle ambigüe. S’il veut mettre hors-jeu les amants de Laura, c’est parce qu’ils sont « beaux » et « musclés ». Son manque de virilité, qui l’empêche de posséder totalement Laura, le conduit en définitive à la tuer. A la fin, il lui avoue qu’elle est la meilleure partie de lui-même. En appuyant sur la gâchette du fusil, il chercherait donc à prendre définitivement possession de celle qu’il considère comme sa création, en plus de s’affirmer en tant qu’homme. Troisième protagoniste masculin, Shelby Carpenter se distingue par sa faiblesse de caractère et ses mensonges à répétition. Ce personnage à la forte carrure sert avant tout à brouiller les cartes dans le triangle amoureux qui se forme autour de Laura et à rendre plus complexe l’intrigue policière.


A l’image de la personnalité ambivalente de Mark McPherson, tous les codes sont déréglés : les scènes attendues du genre - la course poursuite sous une pluie battante, l’interrogatoire musclé avec une lampe aveuglante - sont seulement esquissées, voire détournées. En fait, l’intrigue tient bien plus du huis clos policier cher à Agatha Christie. Otto Preminger se montre très habile dans l’utilisation d’espaces souvent surchargés d’objets. Comme dans les enquêtes d’Hercule Poirot, ceux-ci possèdent une signification particulière et aident à la résolution du crime. Dès le premier et impressionnant plan séquence, qui plante le décor avec brio, la voix off met l’accent sur la pendule. Celle-ci est mentionnée à deux autres reprises par Waldo qui, comme dans un jeu, aiguillonne le détective et le spectateur vers la solution de l’énigme. La pendule a d’ailleurs une symbolique intéressante. Elle met en valeur deux thématiques essentielles du film noir : le timing, donnée déterminante dans la réussite d’un meurtre, et la fatalité, centrale dans les tragédies mettant en scène des relations amoureuses à sens unique. Avec sa dernière tirade très théâtrale, Waldo Lydecker se transforme en effet en héros tragique qui a échoué dans sa quête d’amour éternel avec Laura. Quant à Mark McPherson, son attrait quasi-fétichiste pour les objets appartenant à la défunte est révélateur de son désir obsessionnel pour la jeune femme. Ceux-ci ne sont donc pas dotés d’une unique fonction explicative, mais permettent également de tisser des liens fort entre les diverses séquences narratives.


Les relations entre les êtres sont dominées par le mensonge et la manipulation. Journaliste de profession, Waldo Lydecker est un expert dans la déformation des faits. L’histoire est introduite à travers son point de vue au moyen d’une voix-off subjective. En tant que puissance omnisciente qui cherche à tout contrôler, Waldo apparaît comme un double fictif du cinéaste. Il bouge ses pions, modèle Laura comme une star, anticipe le déroulement des événements, met en scène les coups de théâtre, notamment celui à l’origine de la première rupture entre Laura et Carpenter. Le premier tiers du film nous est conté à travers son regard. Au cours du flashback relatant l’ascension de Laura dans la société, les rapports de force entre les personnages, signifiés à travers leur disposition précise dans chaque plan, permettent d’interpréter ce qui aurait pu pousser les deux principaux suspect à tuer Laura : la jalousie dévorante pour Waldo et la honte du rejet pour Shelby. Après le récit de Waldo à Mark, le point de vue glisse de l’un à l’autre grâce à un léger zoom sur le visage du lieutenant. Le spectateur suit alors Mark McPherson dans son enquête, qui se transforme en quête de la femme désirée. Se placer du point de vue des personnages permet au scénariste de ne pas révéler plus d’informations que ce que savent déjà Waldo Lydecker et le détective. Otto Preminger peut alors manipuler à sa guise le spectateur, en ménageant un coup de théâtre de taille : la résurrection de Laura, celle-là même dont on annonçait la mort dès la première phrase du film.


Avant ce mystérieux retour, elle n’existait qu’à travers le regard des trois hommes qui la convoitaient. La beauté photographique du portrait qui orne le salon de son appartement et le charme romantique du thème musical qui lui est associé font d’elle une véritable icône cinématographique, toujours désirée après sa mort. Dans la manière de représenter le corps et le visage de la femme, le film noir a participé à forger la dimension iconique des actrices d’Hollywood. Ici, Laura Hunt n’est même pas encore apparue en chair et en os qu’elle est déjà une source de fantasmes pour les hommes. L’éternel leitmotiv d’Eros et Thanatos transperce alors irrémédiablement l’écran. Son appartement est comme un mausolée où viennent se recueillir ses anciens et futurs amants, qui ne trouvent pas meilleur endroit pour converser que sa chambre à coucher. Dès le début du film, Mark s’étend mine de rien sur le lit de Laura : il ne l’a encore jamais vue mais succombe déjà au vent de passion qui souffle autour de la jeune femme. Peu à peu, il pénètre son intimité en s’appropriant par le toucher et le regard les objets qui témoignent de sa beauté et de sa sensualité. La séquence où il entre de nuit dans l’appartement de la victime est matinée d’onirisme : la frontière entre le rêve éveillé et la réalité est mince lorsque Laura Hunt, fantomatique dans son imperméable gris pâle, le surprend en train de dormir. Cette fragile frontière est symbolisée par le portrait de Laura qui trône entre les deux personnages. De femme rêvée, elle devient une femme réelle et humaine.


Laura est un pôle magnétique qui relègue les autres femmes au second plan. Dans sa carrière de publiciste, elle a connu l’ascension fulgurante, si bien que Laura est un film qui questionne sur la place de la femme dans une société traditionnellement dominée par les hommes. Dénigrée par Waldo au cours de leur première rencontre, elle parvient à inverser la situation et prend le dessus sur ce personnage hautain, qui en retour la façonne selon son bon goût, tel Pygmalion et sa Galatée. Admirée pour sa beauté mais aussi pour son intelligence, elle s’impose vite comme une figure indépendante et transgressive, qui n’hésite pas à désobéir. « Je n’aime pas qu’on me donne des ordres », rétorque-t-elle à Mark McPherson qui s’étonne qu’elle ne se soit pas pliée à sa volonté. Bien que séductrice et manipulatrice, Laura ne correspond pas totalement au prototype de la femme fatale. Si elle ment au lieutenant, c’est à des fins vertueuses, puisqu’elle croit Carpenter innocent. Mais pour la conquérir, le détective est obligé de l’amener sur son propre terrain, l’interrogeant dans une salle dont le dépouillement contraste avec le luxe de son appartement où les nombreux miroirs ne renvoient qu’une image édulcorée de la réalité. Lorsque le lieutenant consent à éteindre les projecteurs braqués sur son visage, aveuglé comme celui d’une femme qui n’assume plus son statut d’icône, la vérité peut enfin surgir et les masques tombent. Dans la manière de confronter ses personnages, Otto Preminger active certains leviers du huis clos. Très mobile, la caméra élimine progressivement dans chaque scène les distances entre les personnages, au fur et à mesure que la tension monte, à l’image des petites billes du jeu de Mark qui finissent par s’entrechoquer au moindre déséquilibre.


Laura est une pièce maîtresse dans l’œuvre d’Otto Preminger, non seulement parce que le film lance pour de bon sa carrière à Hollywood, mais aussi parce que le cinéaste réutilisera à plusieurs reprises le leitmotiv du crime passionnel. Par son dispositif narratif innovant et la représentation de la femme qu’elle véhicule, Laura est une pierre angulaire du film noir. La manipulation des points de vue, l’onirisme et les nombreux coups de théâtre s’accompagnent d’une mise en scène dont toute l’intelligence se manifeste dès le plan-séquence introductif. Mais l’influence de Laura dépasse le simple cadre du film noir. On en retrouve de nombreux motifs dans la filmographie de Joseph L. Mankiewicz par exemple : l’utilisation du portrait dans L'Aventure de Mme Muir, la manière de dépeindre la femme dans Eve et La comtesse aux pieds nus. A plus d’un titre, Laura est une œuvre incontournable dans le cinéma américain, car Otto Preminger a su dépasser les modèles dont il s’est inspiré pour réaliser un film d’une puissante modernité. 1

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le 2 nov. 2016

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